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ESTHÉTIQUE

ESTHÉTIQUE

Carole TALON-HUGON, "L'esthétique", coll. Que sais-je ?, PUF, 2004, 127 p.

Selon ST THOMAS D'AQUIN, ("Somme théologique", entre 1266 et 1273), l'ART est inférieur à la NATURE qu'il IMITE pourtant : "L'art est déficient en comparaison de l'opération naturelle, parce que la nature procure cette forme substantielle, qu'il n'est pas dans le pouvoir de l'art de procurer".

Pour PLATON, ("Le Sophiste", environ -370, 595 b), l'IMITATION tient le spectateur à distance du VRAI : "Toutes les compositions (...) sont faites pour contaminer le JUGEMENT de ceux qui les écoutent ; tous, gens auxquels fait défaut le remède qui est de CONNAÎTRE quelle est précisément la réelle NATURE des choses elles-mêmes".

Pour ARISTOTE, ("La Poétique", -335 environ), l'IMITATION emprunte au RÉEL (...) mais c'est pour donner naissance à un objet qui est neuf : un être de FICTION. Elle traite du possible, non de l'EXISTANT. Cet art de la MIMESIS a pour fin non le VRAI, comme l'HISTOIRE, mais le VRAISEMBLABLE. La MIMESIS est donc fabrication ; elle IMITE la NATURE en ce sens qu'elle produit comme la NATURE, répète son PROCESSUS."

Comme le montre Paul Oskar KRISTELLER ("Le système moderne des arts", 1951-52), il faut attendre la RENAISSANCE pour que l'émancipation des arts de la vue (émancipation de la catégorie des arts mécaniques) contribue à rendre possible l'idée MODERNE de l'ART. En Italie dès le 16°s se créent des ACADÉMIES de peinture et de sculpture, on est sorti des guildes d'ARTISANS et du système des corporations . La séparation du savoir et du faire rendait impossible la réunion de certaines activités humaines sous la catégorie de beaux-arts."

Au XVIII° siècle, le BEAU doit être pensé dans sa relation au SUJET et non dans son lien avec le monde des IDÉES. Au XVIII°S, on pense que le BEAU se perçoit par une sorte de sixième sens qui ne se prononce qu'en présence de l'objet : un sens intérieur, sans organe repérable, qui procède à partir du témoignage des sens externes. On lui reconnaît les mêmes caractères qu'à ces derniers : l'UNIVERSALITÉ, l'aspect INNÉ et un verdict aussi IMMÉDIAT qu'assuré.
Le SUBLIME, à la différence du beau, est ce qui effraie et plaît à la fois. Chez BURKE ("Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau", 1757), la FICTION permet de se confronter à l'idée seulement du danger : cela crée un sentiment de "délicieuse horreur".
BAUMGARTEN dit ("Méditations", 1735) : "à l'objection selon laquelle les SENSATIONS, les REPRÉSENTATIONS IMAGINAIRES, les fables et les troubles passionnels ne sont pas dignes de philosophes, et se situent en deçà de leur horizon, je réponds (que) le philosophe est homme parmi les hommes et il n'est pas bon qu'il considère une partie si importante de la CONNAISSANCE humaine comme lui étant étrangère."
L'esthétique est est donc bien explicitement présentée comme une théorie de la SENSIBILITÉ, mais de la sensibilité comme mode de CONNAISSANCE.
Chez HUME le BEAU c’est l'AGRÉABLE, chez BAUMGARTEN le BEAU est la PERFECTION.
LES LUMIÈRES ont remis en cause les fondements religieux du réel, KANT établit l'impossibilité pour l'homme d'accéder à une CONNAISSANCE de ÊTRE et de Dieu. (Il souligne les limites de la connaissance).

Le ROMANTISME oppose aux LUMIÈRES sa nostalgie de l'UNITÉ des différents domaines de la vie et son besoin MÉTAPHYSIQUE (inspiré de l'idée de totalité grecque). Il confie la tâche de ce savoir à l'ART. L'art serait CONNAISSANCE. Investi d'un grande mission : le retour à l'UNITÉ perdue. L'art est SACRALISÉ dans un monde désacralisé.
Chez HEGEL, la plus mauvaise idée qui traverse l'esprit d'un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production de la NATURE, et cela justement parce qu'elle participe de l'ESPRIT et que le SPIRITUEL est supérieur au naturel. Il voit une séparation entre la nature finie et la LIBERTÉ infinie de la pensée.
Selon HEGEL, ("Cours d'esthétique", 1818-1830), l'ART réalise cette conciliation en spiritualisant le SENSIBLE et en rendant sensible l'intelligible. L'oeuvre serait UNITÉ du sensible et du spirituel, investi d'une FONCTION de révélation ONTOLOGIQUE : il fournit une CONNAISSANCE supérieure ; il ne constitue qu'une étape de l'odyssée de l'esprit ABSOLU.
Selon SCHOPENHAUER, ("Le Monde comme volonté et comme représentation", 1819), l'art ne constitue qu'une étape de la LIBÉRATION de l'individu à l'égard de la volonté.

Selon HEIDEGGER, ("Chemins qui ne mènent nulle part", 1950), installant un MONDE et faisant venir la terre, l'ŒUVRE est la bataille où est conquise la venue au jour de l'étant dans sa totalité, c'est-à-dire la VÉRITÉ." L'oeuvre révèle l'ÊTRE. Il aurait une dimension ONTOLOGIQUE ; il serait le moyen d'une CONNAISSANCE d'un autre ordre et supérieure à la connaissance ordinaire. La disparition de la notion de GOÛT était centrale au XVIII°s. L'art n'est plus pensé du point de vue de l'expérience sensible du beau mais du point de vue de la VÉRITÉ et de la CONNAISSANCE EXTATIQUE de l'ÊTRE.
L'art du XIX° et du XX°s : la philosophie confère à l'art un statut inédit : la dimension ONTOLOGIQUE (les propriétés de l'ÊTRE), une portée gnoséologique (manière dont les CONNAISSANCES naissent), un rôle MESSIANIQUE (de sauveur).
La dé-définition de l'art selon Harold ROSENBERG : l'art contemporain a ébranlé trois certitudes : savoir ce qu'est une ŒUVRE, ce que c'est qu'un genre, ce que c'est que l'ART.
Raymond QUENEAU dans "Cent mille milliards de poèmes" propose l'INACHÈVEMENT d'un texte déconstruit. TINGUELY dans ses "Structures autodestructrices" réalise des œuvres PRÉCAIRES. DUCHAMP avec son "Sèche-bouteille" met en avant l'absence du FAIRE de l'artiste.
POLLOCK avec son "ACTION PAINTING" expérimente la levée du CONTRÔLE critique".
Ces réalisations sont une menace pour la compréhension du concept d'ŒUVRE (traditionnellement définie comme TOTALITÉ ORGANIQUE et ACHEVÉE, accomplie par un libre CHOIX précédé par la PENSÉE de la FIN à laquelle l'objet doit sa forme.
Selon Thierry de DUVE, l'art est devenu générique : "Nominalisme pictural", 1984, (l’art est devenu une activité englobant davantage de pratiques, il a rompu avec les MÉTIERS et traditions spécifiques de la PEINTURE et de la SCULPTURE).
Pour Allan KAPROW, "la ligne de démarcation entre l'ART et la VIE doit être conservée aussi fluide que possible"
Harold ROSENBERG parle de désesthétisation ("La dé-définition de l'art", 1972).
Le beau a cessé d'être le souci principal de l'art avec le romantisme. L'art s'est ouvert à la LAIDEUR, (préface de "Cromwell" de Victor HUGO), au morbide, au macabre, à l'angoissant (expressionnisme), à l'ORDINAIRE, au trivial, au quotidien (impressionnisme), aux objets modestes et ingrats (art contemporain).
Le beau se détourne de la qualité esthétique et même de l'élément sensible parfois.
Le sculpteur Robert MORRIS dans "Lituanie", un acte notarié de 1963, écrit : "je soussigné Robert Morris (...) retire à la dite construction toute qualité esthétique et tout contenu."
DUCHAMP, avec ses READY-MADE, ne cherche pas à donner une qualité esthétique à des objets réputés ingrats ou insignifiants. Au contraire, son choix est dicté par l'indifférence et l'absence totale de délectation esthétique et de PLAISIR sensible.
Chez OLDENBURG, sa "Sculpture invisible", est un trou creusé et rebouché dans Central Park. Yves KLEIN expose le VIDE à la Galerie Iris Clert en 1958. Seuls comptent le GESTE, l'INTENTION, le PROCÉDÉ, comme dans l'exposition "Quand les attitudes deviennent forme" de 1969 à Berne. Le tournant technologique (vidéo, l'art computer, art biotechnologique) confirme cette tendance vers le PROCESSUS.
L'oeuvre classiquement conçue comme totalité sensible achevée et DURABLE n'est plus.
La NATURE de l'art est devenue incertaine. La question centrale du XX°s n'est plus le jugement de GOÛT mais la DÉFINITION de l'art. Il y a 3 postures principales en esthétique au XX° siècle : l'Ecole de Francfort, l'esthétique phénoménologique et l'esthétique analytique.

L'Ecole de Francfort avec par exemple Walter BENJAMIN et Theodor ADORNO, est d'obédience marxiste. Leur réflexion porte sur l'art et son devenir, ses conditions de possibilité socio-historiques.
BENJAMIN souhaite la POLITISATION de l'art contre l'esthétisation de la politique comme c'est le cas dans le fascisme.
Dans "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", 1936, il explique le phénomène de la perte de l"AURA" qui est propre à l'époque MODERNE. Il appelle "aura" un rayonnement des œuvres du passé que leur conférait leur existence en un seul lieu de l'espace et en un seul moment du temps. L'UNICITÉ, l'AUTHENTICITÉ et l'AUTORITÉ des œuvres faisaient leur VALEUR culturelle.
Les techniques nouvelles de REPRODUCTION de l'image et du son ont rendu possible la multiplication illimitée des œuvres du passé. Les œuvres ont quitté leur lieu et leur temps pour se rapprocher de l'auditeur, du spectateur. De nouvelles formes reproductibles apparaissent (photographie, cinéma), et un public de masse apparaît.
Il y a une modification de l'expérience artistique : moins de contemplation, de recueillement, d'attention sérieuse, et à la place une ATTENTION distraite, légère, éphémère.
Ce phénomène dépasse l'expérience artistique. C'est un symptôme de la modification de la SENSIBILITÉ humaine globale. "Au cours de grandes périodes historiques, avec tout le mode d'existence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de sentir et de percevoir" souligne BENJAMIN. La forme de la sensibilité humaine ne dépend pas seulement de la NATURE mais aussi de l'HISTOIRE.
Chez ADORNO, la théorie de l'art doit être critique : il montre les liens entre l'art et le moment historique et social dans lequel il se développe.
L'art n'est pas AUTONOME, l'art n'a pas d'essence intrinsèque qui permettrait de porter un jugement évaluatif définitif en fonction de la proximité des productions à cette ESSENCE. La théorie critique dénonce le sort de la CULTURE dans la société capitaliste toujours plus soumise à la domination de la rationalité technique ; la théorie critique dénonce les effet de la manipulation et du conditionnement (sur la conscience et la sensibilité) de ces produits standards, pauvres et dégradés issus de l'INDUSTRIE CULTURELLE. La capacité critique de l'art réside dans l'œuvre véritable non issue de l'industrie de la culture, elle est une protestation contre un réel où s'affirme la domination et est capable de transformer la SOUMISSION en TRANSGRESSION. ADORNO pense que les avant-gardes du XX°s sont un moyen de RÉSISTANCE à la société capitaliste. ADORNO explique que l'art procure des loisirs nobles au prolétariat et participe activement à la régénération de la société.

L'esthétique phénoménologique de MERLEAU-PONTY et de Mikel DUFRENNE applique à l'esthétique l'appareil conceptuel de la phénoménologie. L'œuvre serait un phénomène à part : avec une visibilité ou audibilité exceptionnelle, elle est réalisée pour être vue, entendue (non utilisée ou comprise).
HEIDEGGER ("Être et temps") "Phénoménologie" veut dire mettre en vue l'ÊTRE de l'étant.
Pour MERLEAU-PONTY, "l'être de l'étant " est le monde d'avant la CONNAISSANCE. Pour Michel HENRY : "l'être de l'étant" c'est la vie.
MERLEAU-PONTY se penche sur l'expérience primordiale que l'homme fait du monde, préalablement à l'objectivation de celui-ci par la connaissance (et la science en particulier.)
Le SENSIBLE est ordinairement occulté par les exigences du connaître et de l'agir. ("L'Œil et l'esprit", 1961) la science "manipule les choses et renonce à les habiter", l'art, au contraire, puise dans "cette nappe de SENS BRUT".
MERLEAU-PONTY, ("Sens en non-sens", 1948, "Le doute de Cézanne"), dit que CÉZANNE peint de purs moments phénoménaux, non un univers cristallisé en objets. Cézanne le formule lui-même : "je vois par TACHES" ("Le visible et l'invisible", 1964). En débarrassant le monde de la nappe de sens qui empêche de le voir, ses tableaux révèlent un sentir PRIMITIF. Le sujet incarné est enraciné dans le monde, MERLEAU-PONTY dit qu'il faut chercher à dépasser l'opposition du corps et du monde au profit de la "CHAIR".
Pour Michel HENRY, la vie se donne à voir dans la peinture de KANDINSKY (M. HENRY, "Voir l'INVISIBLE", 1988) et dans toute peinture qui a plus à voir avec l'intériorité qu'avec l'extériorité : "peindre est un faire-voir, mais ce faire-voir a pour BUT de nous faire voir ce qu'on ne voit pas et qui ne peut être vu."
Erwin STRAUSS ("Du sens des sens", 1935) propose une réflexion sur l'aesthesis (la sensation, la perception) : avoir une sensation n'est pas ressentir : ressentir est "un mode de participation du sujet au monde.
(Voir aussi Jean-Luc MARION sur la perspective, DUFRENNE sur la nature, MALDINEY sur le rythme, SARTRE sur l'imagination.)

Esthétique analytique
Morris WEITZ adopte une position anti-définitionniste de l'art contre l'essentialisme, comme Nelson GOODMAN ("Manières de faire des mondes", 1978) : un objet est esthétique lorsqu'il FONCTIONNE symboliquement selon 5 symptômes : la DENSITÉ syntaxique et sémantique, la SATURATION, l'EXEMPLIFICATION et la MULTIRÉFÉRENCE.
Pour Arthur DANTO, "Le monde de l'art" opère une transmutation de l'objet ORDINAIRE en objet ARTISTIQUE : "voir quelque chose comme de l'art requiert quelque chose que l'œil ne peut apercevoir : une atmosphère de THÉORIE artistique, une CONNAISSANCE de l'histoire de l'art, un MONDE de l'art ("Le Monde de l'art", 1964).
Pour Georges DICKIE (Art and the Aesthetic. An institutional Analysis", 1974), la définition de l'art ne peut être une définition d'ESSENCE puisque l'art n'a pas d'essence entendue au sens d'une nature transhistorique, mais cela ne signifie pas pour autant que n'importe quoi est de l'art ; il faut que soient remplies un certain nombre de conditions INSTITUTIONNELLES d'existence et de reconnaissance."

L'esthétique analytique s'intéresse à une réflexion sur l'art et à la question de la définition de l'art mais aussi à l'attitude esthétique, l'expérience artistique, la valeur esthétique, les critères d'excellence.
Pour STOLNITZ "Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism", l'attitude ordinaire est une attention portée à des objets en vue de l'usage que nous pouvons en faire, alors que l'attitude esthétique est une "attention DÉSINTÉRESSÉE et pleine de sympathie".(thème initié par KANT).
CONSCIENCE aiguë et active, pleine de discernement, ATTENTIVE aux détails et à l'organisation interne de la chose. Ici, la "sympathie" est le fait de ne pas se laisser aller aux préjugés. Pour STOLNITZ, "n'importe quel objet de conscience" est rendu esthétique par le regard esthétique que nous portons sur eux.
Comme chez DU BOS et HUME : il s'agit de faire taire les préjugés.
Pour BEARDSLEY "L'expérience esthétique reconquise" 1969 et "Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism", 1958, l'expérience esthétique est : UNITÉ, COMPLEXITÉ, INTENSITÉ. " Une personne est en train d'avoir une expérience esthétique (...) si et seulement si la part la plus grande de son activité mentale pendant ce temps est unifiée et rendue agréable par le lien qu'elle a à la forme et aux qualités d'un objet, présenté de façon sensible ou visé de façon imaginative, sur lequel son attention principale est concentrée".

Dans l'expérience esthétique, l'unité, la cohérence, la complétude de nos pensées sont plus grandes que dans les expériences ordinaires.
Esthétique née quand le lien se fit entre art, sensible et beau.
Chez PLATON, "Hippias majeur" traite du BEAU, chez ARISTOTE ,"De anima" traite du SENSIBLE : ces ouvrages touchent seulement de loin à l'art.
Chez PLATON, le problème de l'IMITATION dépasse la seule représentation artistique.
Le BEAU dans l'Antiquité et au Moyen-Âge était une sous-partie de la question des qualités de l'ÊTRE.
L'esthétique comme discipline indépendante et dotée d'un objet autonome apparaît au XVIII°s.
Les conditions épistémiques (l'étendue des connaissances) sont remplies pour que le sensible, l'art et le beau soit une constellation autonome.
L'art au XX°s défait les liens entre l'art et le beau, l'art et le sensible même parfois. Quelle esthétique peut se développer pour l'art du XX°s ?
1) Paul VALÉRY, en 1937 pendant le II° Congrès international d'esthétique appelle à ne pas être des métaphysiciens indifférents aux œuvres.
2) Pour BOURDIEU, l'esthétique est un lieu de dénégation du social : le goût serait déterminé (à la différence de Kant). La croyance en l'autonomie, l'autotélie de l'art (qui n'a de BUT que lui-même) est le fruit de l'histoire.
3) Pour Jean-Marie SCHAEFFER, dans "L'Adieu à l'esthétique", 2000, reproche à l'esthétique un discours spéculatif et vain.
4) Est-ce que la multiplication des approches (psychologique, psychanalytique, sciences cognitives, marché, économistes, sociologie) est la dissolution de l'esthétique ?
Avec DUCHAMP, dans les ready-made, il n'y a plus d'artefactéité (produit à la main par l'être humain), l'œuvre est dans ses circonstances.
5) Le caractère TRANSCENDANT et INEFFABLE de l'art est souligné par Jean-François LYOTARD dans "L'inhumain", 1988. Le discours philosophique aurait une lourdeur, et n'aurait pas la sublime légèreté de l’œuvre.
Alain BADIOU "Petit manuel d'inesthétique" 1998, suppose que l'esthétique devrait se taire et laisser parler l'art. BADIOU renoue avec l'idéal romantique, qui consiste à remplacer le discours sur l'art par celui d'un art qui est "une procédure de VÉRITÉ".
Pour MERLEAU-PONTY, dans "Le visible et l'invisible", le philosophe parle, mais c'est une faiblesse en lui, (...) : il devrait se taire, coïncider en SILENCE, rejoindre dans l'Être une philosophie qui y est déjà faite."

En réponse à ces objections, pour D. CHATEAU, "L'art comme fait social total" 1998, toutes les disciplines des sciences humaines sont nécessaires.
Pour Anton EHRENSWEIG, grâce à la psychanalyse, le MYSTÈRE du processus de création est un peu dévoilé ("L'ordre caché de l'art", 1967).
Pour Heinrich WÖLFFLIN, dans "Principes fondamentaux de l'histoire de l'art", 1915, l'historien de l'art dégage les schèmes et catégories à travers lesquels les différentes époques saisissent les impressions de la NATURE.
BOURDIEU analyse précisément les catégories sociales de la perception qui agissent à l'insu des sujets ("La Distinction" 1979).
Jean-Marie SCHAEFFER est pour un retour au projet inaccompli de Kant, fondateur de l'esthétique, mais à redéfinir ("L'Adieu à l'esthétique").

L'esthétique englobe les résultats des autres sciences synthétise et les met en réflexion. C'est à l'esthétique en tant que discipline philosophique que les formes d'art les plus récentes (réalité virtuelle, art biotechnologique) donnent à penser. (Nouveau STATUT de l'IMAGE, nature du VIRTUEL, rapports inédits de l'art et de la TECHNIQUE, de l'art et de la SCIENCE, nouvelles expériences sensorielles et intellectuelles, extraterritorialité de l'art en matière de droit et de morale, etc)
L'ART appartient au domaine de l'IRRATIONNEL mais cela n'interdit pas une approche philosophique. Dans "Éthique", SPINOZA discours sur les passions de manière précise et méthodique. L'esthétique n'est donc pas condamnée à se taire pour laisser parler l'art parce que s'il y a de la pensée de l'art, c'est sous forme de percepts et d'affects et non sous forme de CONCEPTS comme le dit Gilles DELEUZE dans "Qu'est-ce que la philosophie ?", 1991.
L'esthétique exploiterait le domaine du sensible découvert par KANT et MERLEAU-PONTY.
Paul VALÉRY dan son "Discours d'ouverture du II° Congrès International d'esthétique et de science de l'art", (1937), proposait d'appeler esthésique "tout ce qui se rapporte à l'étude des SENSATIONS, mais particulièrement (...) les travaux qui ont pour objet les excitations et les réactions sensibles qui n'ont pas de rôle physiologique uniforme et bien défini. Ce sont en effet les modifications sensorielles dont l'être vivant peut se passer, et dont l'ensemble (...) est notre trésor." Cette "science des sensations" a pour objet les sensations DÉFONCTIONNALISÉES. Elle doit analyser comment celles-ci, dans leur dimension affective et pas seulement cognitive, touchent mystérieusement à l'intelligence, à la sensibilité, et à l'action, et comment elles procurent un PLAISIR délié du besoin, qui excède la sensorialité et dans lequel se mêlent volupté, fécondité et ÉNERGIE."
Jean-Marie SCHAEFFER dans "Les célibataires de l'art", 1996, propose de recentrer l'esthétique sur le sensible et le sentir, d'ouvrir toutes les formes du sentir, que son objet soit une œuvre d'art, un objet naturel ou artificiel, un événement ou une expérience. Cette esthétique étudie un certain type de RELATION de l'homme au monde ainsi que les objets de cette expérience. Elle doit explorer le monde des qualités esthétiques en général : étudier non seulement les qualités évaluatives (beau, laid, sublime,...), les qualités descriptives et évaluatives (élégant, lourd, gracieux...), descriptives et affectives (serein, sinistre, triste...)(Roger POUIVET "L'ontologie de l'œuvre d'art", 1999) et considérer leur nature (sont-elles entièrement subjectives ? Réalistes ?) Du côté du sujet il s'agit d'explorer l'attitude, l'expérience, l'émotion ou les émotions, le jugement et l'évaluation esthétiques.
Une esthétique recentrée sur le sensible aurait donc tout à gagner à collaborer avec des disciplines extraphilosophiques comme MERLEAU-PONTY ("Phénoménologie de la perception") dialogue avec la psychologie. Il s'agirait aussi de lancer des ponts vers les affects et l'éthique (à l'intérieur de la philosophie).
L'esthétique doit être l'esthétique de l'époque "du triomphe de l'esthétique" (Yves MICHAUD, "L'Art à l'état gazeux", 2003), qui remarque un phénomène général d'ESTHÉTISATION du monde. Le monde est devenu BEAU (corps des individus : chirurgie, fitness, rénovation des villes, ronds-points faits par les paysagistes, architecture par de grands architectes) : on constate un fort souci de l'APPARENCE.
Certains programmes esthétiques voulaient une esthétisation globale d'où viendrait le BONHEUR de l'humanité :
ART AND CRAFT en Angleterre, le BAUHAUS en Allemagne prônent les valeurs esthétiques dans la vie quotidienne.
Pour SCHILLER, la BEAUTÉ réalise l'accord harmonieux des facultés SENSIBLES et INTELLIGIBLES en l'homme. Dans "Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme", 1795, on croyait à l'AMÉLIORATION, la RÉDEMPTION par la beauté. En quelque sorte nous assistons aujourd'hui à l'effectuation de ce vieux rêve esthétique.
Wolfgang WELSCH dans "Frontières de l'esthétique", (1996) parle d'une ESTHÉTISATION des regards, des attitudes. Le sujet peut avoir une attitude esthétique, une attention, un regard, un jugement caractérisés par la DISTANCE, le DÉSINTÉRESSEMENT, la LÉGÈRETÉ, la GRATUITÉ, le soin de l'APPARENCE, l'AGRÉMENT, le PLAISIR : cette attitude peut être adoptée face au monde.
Certains penseurs y invitent : WORDSWORTH, COLERIDGE, EMERSON, THOREAU, CAGE, SOURIAU.

John CAGE propose de réhausser l'aisthêsis NON ARTISTIQUE à la hauteur de l'attention. (naturel ou artefactuel : bruit de mer, bruit de train). Il refuse de surestimer les sons musicaux, par rapport aux sons en général. L'œuvre n'est plus dans l'art, c'est "la manière dont nous vivons notre environnement" ("Pour les oiseaux", 1981)
"L'art moderne a eu pour effet de changer notre manière de voir, si bien que, où que nous regardions, nous puissions REGARDER esthétiquement." (Journal)
L'art, après avoir permis l'éducation de la sensibilité, pourrait disparaître. Ce thème hégélien de la mort de l'art refait surface, par son intégration dans la VIE.
John DEWEY développe une esthétique pragmatique : pour rompre avec la notion élitiste d'art, le libérer des beaux-arts en y incluant une sorte d'art de vivre ("L'Art comme expérience", 1934).

Esthétisation du monde.
Les nouvelles technologies et les nouveaux arts qui les utilisent contribuent à ce processus d'esthétisation. L'univers des nouvelles images et du virtuel offert à la manipulation produit une appréhension DÉRÉALISÉE du monde.
Le monde a perdu sa GRAVITÉ, son SÉRIEUX, son POIDS. Alain ROGER nomme "artialisation" le processus par lequel l'art informe le REGARD que nous portons sur la nature en lui fournissant des schèmes perceptifs (la peinture a appris à voir dans le pays le PAYSAGE, et dans la nudité le NU), des schèmes évaluatifs (la littérature et la peinture du 18°s ont doté la haute montagne et la haute mer d'un valeur esthétique ("Nus et paysages. Essai sur les FONCTIONS de l'art", 1978).
L'esthétique doit étudier les effets sur la sensibilité de ces nouvelles formes d'art.
Walter BENJAMIN remarque qu'au cours de grandes périodes historiques, on voit se transformer la façon de sentir et de percevoir des humains.
Que se passe-t-il quand la beauté devient envahissante ? Lorsqu'une exception se transforme en standard ne s'ensuit-il pas d'inévitables modifications de sa qualité ? Que s'ensuit-il de l'esthétisation du regard porté sur le monde ? Qu'en est-il de ces formes inédites d'expériences sensorielles et affectives auxquelles convient les arts nouveaux ?

Carole TALON-HUGON, "L'esthétique", coll. Que sais-je ?, PUF, 2004, 127 p.

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AUMONT Jacques, BERGALA Alain, MARIE Michel, VERNET Marc, "Esthétique du film", 3° éd., Armand Colin cinéma (1983), 2008, 244 p.
p.7 Théorie du cinéma et esthétique
"L'esthétique recouvre la réflexion sur les phénomènes de signification considérés en tant que phénomènes artistiques. L'esthétique du cinéma, c'est donc l'étude du cinéma en tant qu'art, l'étude des films en tant que messages artistiques. Elle sous-entend une conception du "beau" et donc du gout et du plaisir du spectateur comme du théoricien."
p. 32 "Il a souvent été remarqué que le cinéma sans paroles, dont les moyens expressifs sont frappés d'un certain coefficient d'irréalisme (pas de son, pas de couleurs), favorisait en quelque sorte l'irréalisme de la narration et de la représentation. Aussi bien l'époque de l'apogée du "muet" (années vingt) a-t-elle été à l a fois celle qui a vu culminer le travail sur la composition spatiale, le cadre (utilisation des iris, des caches, etc,...) et plus généralement, sur la matérialité non figurative de l'image (surimpressions, angles de prise de vue "travaillés"...) - et d'autre part, une époque de grande attention portée dans les thèmes des films, du rêve, au fantasmatique, à l'imaginaire, et aussi à une dimension "cosmique" (Barthélémy Amengual) des hommes et de leurs destins."

p. 52 La transparence
"Naturellement, dans un très grand nombre (...) des cas pratiques, le montage n'aura pas à être strictement "interdit" : l'événement pourra être représenté au moyen d'une succession d'unités filmiques (cad, pour Bazin, de plans) discontinues - mais à condition que cette discontinuité, précisément, soit aussi masquée que possible : c'est la fameuse notion de "transparence" du discours filmique, qui désigne une esthétique particulière (mais tout à fait répandue, voire dominante) du cinéma, selon laquelle le film a pour fonction essentielle de donner à voir les événements représentés et non de se donner à voir lui-même comme film."

André Bazin, "Orson Welles", Ed. Cerf 1972, pp 66-67
"Quel que soit le film, son but est de nous donner l'illusion d'assister à des événements réels se déroulant devant nous comme dans la réalité quotidienne."

"Concrètement, cette "impression de continuité et d’homogénéité" est obtenue par tout un travail formel, qui caractérise la période de l'histoire du cinéma que l'on appelle souvent "cinéma classique" - et dont la figure la plus représentative est la notion de raccord. Le raccord, dont la plus représentative est la notion de raccord. Le raccord, dont l'existence concrète découle de l'expérience, durant des décennies, des monteurs de "cinéma classique", se définirait comme tout changement de plan où l'on s'efforce de préserver, de part et d'autre de la collure, des éléments de continuité."

p.55 Bazin valorise Orson Welles : l'utilisation du filmage en profondeur de champ et en plan séquence, qui produit sleon lui, de façon univoque, un "gain de réalisme".

p.70 André Bazin, "Orson Welles", Ed. Cerf 1972, pp 66-67
"Contrairement à ce qu'on pourrait croire de prime abord, le "découpage" en profondeur est plus chargé de sens que le découpage analytique. Il n'est pas moins abstrait que l'autre, mais le supplément d'abstraction qu'il intègre au récit lui vient précisément d'un surcroît de réalisme. Réalisme en quelque sorte ontologique, qui restitue à l'objet et au décor leur densité d'être, leur poids de présence, réalisme dramatique qui se refuse à séparer l'acteur du décor, le premier plan des fonds, réalisme psychologique qui replace le spectateur dans les vrais conditions de la perception, laquelle n'est jamais tout à fait déterminée a priori."

p.56 Eisenstein et la ciné-dialectique.
"Le film n'a pas à charge de reproduire "le réel" sans intervenir sur lui, mais au contraire de refléter ce réel en donnant en même temps un certain jugement idéologique sur lui (tenant un discours idéologique). Aussi sera-t-il moins considéré, par Eisenstein, comme représentation que comme discours articulé - et sa réflexion sur le montage consiste à définir cette "articulation"."

p.59 "On voit donc comment cette notion de fragment à tous les niveaux qui la définissent, manifeste une même conception du film comme discours articulé : la clôture du cadre focalise l'attention sur le sens qui y est isolé ; ce sens lui-même, construit analytiquement en tenant compte des caractéristiques matérielles de l'image, se combine,s'articule, de façon explicite et tendanciellement univoque (le cinéma eisensteinien "foudroie l'ambiguïté" selon la formule de Roland Barthes."
(...)
"La production de sens, dans l'enchaînement de fragments successifs, est pensée par Eisenstein sur le modèle du conflit. Si la notion de "conflit" n'est pas absolument originale (elle dérive très directement du concept de "contradiction", tel que posé dans la philosophie marxiste, le "matérialisme dialectique", l'usage qu'en fait Eisenstein ne laisse pas d'être parfois assez surprenant par son extension et sa systématicité."
L'étape ultime de sa réflexion est, de ce point de vue, celle du "contrepoint audio-visuel", expression qui vise à décrire le cinéma sonore comme jeu contrapuntique généralisé entre tous les éléments, les paramètres filmiques : ceux de l'image, (...) ceux du son."
"L'idée (...) est historiquement fort importante, car elle est à peu près la seule tentative systématique pour penser les éléments sonores dans le film autrement que sur le mode de la redondance et de la soumission du son à l'instance scénique visuelle. Dans la théorie eisensteinienne (...), les divers éléments sonores, paroles, bruits, musiques, participent à l'égal de l'image, et de façon relativement autonome par rapport à elle, à la constitution du sens : ils pourront, selon les cas, la renforcer, la contredire, ou simplement tenir un discours "parallèle"."

p.63 Cinéma et narration.
Le cinéma narratif.
a. L'image mouvante figurative.
"Moyen d'enregistrement, le cinéma offre une image figurative où, grâce à un certain nombre de conventions, (...), les objets photographiés sont reconnaissables. Mais le seul fait de représenter, de monter un objet de telle sorte qu'il soit reconnu, est un acte d'ostension qui implique que l'on veut dire quelque chose à propos de cet objet. Ainsi l'image d'un revolver n'est-elle pas l'équivalent du seul terme "revolver" mais véhicule-t-elle implicitement un énoncé du type "voici un revolver" ou "ceci est un revolver" qui laisse transparaître l'ostension et la volonté de faire signifier l'objet par-delà sa simple représentation."

"Par ailleurs, avant même sa reproduction, tout objet véhicule déjà, pour la société dans laquelle il est reconnaissable, tout un lot de valeurs dont il est le représentant et qu'il "raconte" : tout objet est déjà en lui-même un discours. C'est un échantillon social qui, par son statut, devient un embrayeur de discours, de fiction puisqu'il tend à recréer autour de lui (plus exactement , celui qui le regarde tend à le recréer) l'univers social auquel il appartient. Ainsi toute figuration, toute représentation appelle t-elle la narration, fût-elle embryonnaire, par le poids du système social auquel le représenté appartient et par son ostension. Il suffit, pour s'en rendre compte, de regarder les premiers portraits photographiques qui deviennent instantanément pour nous de petits récits."

b. L'image mouvante.
"Si l'on a souvent insisté sur la restitution cinématographique du mouvement pour souligner son réalisme, on s'attarde généralement moins sur le fait que l'image mouvante est un image en perpétuelle transformation, donnant à voir le passage d'un état de la chose représentée à un autre état, le mouvement requérant le temps. Le représenté au cinéma est un représenté en devenir. Tout objet, tout paysage, aussi statique soit-il, se trouve, par le simple fait d'être filmé, inscrit dans la durée et offert à la transformation."

c. La recherche d'une légitimité.
Le statut du cinéma à ses débuts était une "invention sans avenir" comme le déclarait Lumière, "c'était dans les premiers temps un spectacle un peu vil, une attraction foraine qui se justifiait essentiellement - mais pas seulement - par la nouveauté technique." Les "arts nobles" entre le 19 et le 20° s. sont le théâtre et le roman. C'est aussi pour être reconnu que le cinéma s'est attaché à "développer ses capacités de narration".

1.2. Le cinéma non-narratif : difficultés d'une frontière.
1.2.1.Narratif/non-narratif.
Le cinéma expérimental est représenté par Kenneth Anger, Jonas Mekas, Gregory Markopoulos, Andy Warhol et Stan Brakhage. Mais tout dans le cinéma "narratif-représentatif-industriel" n'est pas forcément narratif-représentatif. Les fondus au noir, le panoramique filé, les jeux "esthétiques" de couleur et de composition.

2. LE FILM DE FICTION
2.1. Tout film est un film de fiction.
"Le cinéma a en effet ce pouvoir d'"absenter" ce qu'il nous montre : il l'"absente" dans le temps et dans l'espace puisque la scène enregistrée est déjà passée et qu'elle s'est déroulée ailleurs que sur l'écran où elle vient s'inscrire. Au théâtre, ce qui représente, ce qui signifie (acteurs, décor, accessoires) est réel et existe bien quand ce qui est représenté est fictif. Au cinéma, représentant et représenté sont tous les deux fictifs. En ce sens, tout film est un film de fiction.
Le film industriel, le film scientifique, comme le documentaire, tombent sous cette loi qui veut que par ses matières de l'expression (image mouvante, son) tout film irréalise ce qu'il représente et le transforme en spectacle. Le spectateur d'un film documentaire scientifique ne se comporte d'ailleurs pas autrement qu'un spectateur de film de fiction : il suspend toute activité car le film n'est pas la réalité et à ce titre permet de surseoir à tout acte, à toute conduite. Comme son nom l'indique, il est lui aussi spectacle."
(...)
"L'intérêt du film scientifique ou du film documentaire réside souvent dans le fait qu'ils nous présentent des aspects inconnus de la réalité qui relèvent ainsi plus de l'imaginaire que du réel. Qu'il s'agisse de molécules invisibles à l'œil nu ou d'animaux exotiques aux mœurs étonnantes, le spectateur se trouve plongé dans le fabuleux, dans un ordre de phénomènes différent de celui auquel, par habitude, il confère le caractère de réalité.
André Bazin a remarquablement analysé le paradoxe du documentaire dans deux articles : "Le cinéma et l'exploration" et "Le monde du silence". Il note, à propos du film sur l'expédition du Kon Tiki : "Ce requin-baleine entrevu dans les reflets de l'eau nous intéresse-t-il par la rareté de l'animal et du spectacle - mais on ne le distingue qu'à peine - ou plutôt parce que l'image a été prise dans le même temps où un caprice du monstre pouvait anéantir le navire et envoyer la caméra et l'opérateur par 7000 ou 8000 mètres de fond ? La réponse est facile : ce n'est pas tant la photographie du requin que celle du danger.

Par ailleurs, le souci esthétique n'est pas absent du film scientifique ou du documentaire, et il tend toujours à transformer l'objet brut en un objet de contemplation, et il tend toujours à transformer l'objet brut en un objet de contemplation, en une "vision" qui le rapproche encore de l'imaginaire.

Enfin, le film scientifique et le film documentaire ont souvent recours à des procédés narratifs pour "soutenir l'intérêt". Citons, parmi d'autres, la dramatisation qui fait d'un reportage un petit film à suspense (...), le voyage ou l'itinéraire, fréquent dans le documentaire et qui d'emblée instaure, comme pour une histoire un déroulement obligé, une continuité et un terme. L'historiette sert souvent, dans le documentaire, par le biais d'un personnage dont on fera mine de raconter la vie ou les aventures, à donner aux informations hétérogènes recueillies un semblant de cohérence."

2.2. Le problème du référent.
Le référent n'est pas un objet singulier précis , mais une catégorie d'objets.
"En ce qui concerne le langage cinématographique, la photo d'un chat (...) n'a pas pour référent le chat particulier qui a été choisi pour la photo, mais bien plutôt toute la catégorie des chats (...).
Le référent d'un film de fiction n'est donc pas son tournage, c'est-à-dire les personnes, les objets, les décors placés réellement devant la caméra : dans "Crin blanc", d'Albert Lamorisse" (1953), les images de cheval n'ont pas pour référent les cinq ou six chevaux qui ont été nécessaires à la réalisation du film, mais un type vraisemblable de cheval sauvage, du moins pour la majorité des spectateurs."
"Pour naturaliser son travail et sa fonction, le film de fiction a souvent tendance à choisir comme thème des époques historiques et des points d'actualité au sujet desquels il existe déjà un "discours commun". Il fait ainsi mine de se soumettre à la réalité alors qu'il ne tend qu'à rendre vraisemblable sa fiction. C'est par là d'ailleurs qu'il se transforme en véhicule pour l'idéologie."

p.75 2.3.Récit, narration, diégèse.
2.3.1. Le récit ou le texte narratif.
Le récit est l'énoncé dans sa matérialité, le texte narratif qui prend en charge l'histoire à raconter. Mais cet énoncé, qui n'est formé dans le roman que de langue, comprend au cinéma des images, des paroles, des mentions écrites, des bruits et de la musique, ce qui rend déjà l'organisation du récit filmique plus complexe.
"L'ordre du récit et son rythme sont établis en fonction d'un cheminement de lecture qui est ainsi imposé au spectateur. (...) C'est à cet ordre de choses que se réfère Alfred Hitchcock lorsqu'il déclare : "Avec "Psycho" (1931), je faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l'orgue... Dans "Psycho", le sujet m'importe peu, les personnages m'importent peu ; ce qui importe, c'est que l'assemblage des morceaux de film, la photographie, la bande sonore et tout ce qui est purement technique pouvaient faire hurler le spectateur."
L'ordre du récit n'est pas simplement linéaire, "il est aussi fait d'annonces, de rappels, de correspondances, de décalages, de sauts qui font du récit, par-dessus son déroulement, un réseau signifiant, un tissu aux fils entrecroisés où un élément narratif peut appartenir à plusieurs circuits : c'est pour cette raison que nous préférons le terme de "texte narratif" à celui de récit qui, s'il précise bien de quel type d'énoncé on parle, met peut-être trop l'accent sur la linéarité du discours."

p.77 Le texte narratif est un discours clos (matériellement limité). On doit distinguer une histoire ouverte, dont la fin est laissée en suspens ou qui peut donner lieu à plusieurs interprétations, ou suites possibles, et le récit qui, lui, est toujours clos, fini.

2.3.2. La narration.
Elle concerne les rapports existant entre l'énoncé et l'énonciation. Les Cahiers du cinéma ont entre 1954 et 1964 tenté d'établir et de défendre une "politique des auteurs".
"Cette politique (...) avait bien pour fondement cette idée d'un "auteur de cinéma" conçu à l'égal de l'auteur littéraire, comme un artiste indépendant doté d'un génie propre. "La notion implique (...) que l'auteur a un caractère, une personnalité, une vie réelle et une psychologie, voire même une vision du monde" qui centrent sa fonction sur sa personne propre et sur sa "volonté d'expression personnelle".

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