THÉORIE
CAUQUELIN Anne, "Les théories de l'art", coll. Que sais-je ?, PUF, 1998, 127 p.
CHALUMEAU Jean-Luc,"Les théories de l'art", Éd. Vuibert, 1994, 137 p.
On entent par théories de l'art tout discours dont il est possible de percevoir les effets sur le champ artistique.
1. Théories de fondation
PLATON touche à l'art de façon épisodique, enveloppe l'ART et le BEAU dans une ambiance plus qu'un théorie de l'art proprement dite. Cette sorte d'action fondatrice pourrait s'appeler AMBIANTALE. Au XVIII°s, naît l'ESTHÉTIQUE, qui est une SCIENCE de l'art. Mais elle n'apparaît pas d'un coup et son territoire se délimitait depuis longtemps. On met l'accent sur l'objectivation des discours et des pratiques, sur la naissance d'un statut, des valeurs, de notions, ce qui influence les manières de voir/sentir. Ce sont des théories pour l'art.
Une autre action de fondation est le discours injonctif qui pose des règles, des limites (s'illustre par ARISTOTE, KANT, ADORNO). Le discours le plus ancien n'est pas nécessairement le plus fondateur. Et "La Poétique" d'ARISTOTE ne concerne pas seulement la poésie.
NIETZSCHE assigne à SOCRATE (via PLATON) la fin de la TRAGÉDIE grecque qu'il voit comme l'expression du GÉNIE grec, mêlant l'IVRESSE (dionysiaque) et l'ORDRE (apollinien) ("La naissance de la tragédie", Gallimard, 1977) : "s'offrent à nous (...) à la fois le monde apollinien de la beauté et (...) la terrifiante sagesse du Silène". Socrate serait "l'homme théorique", la morale et la dialectique se substituent à la vision esthétique. Le discours prend en charge l'art par le biais de la raison.
Pour PLATON, l'ordre philosophique enveloppe l'art. Il ne consacre pas de discours à l'art, mais des notations dispersées sur la PRATIQUE (technê) et sur l'idée de BEAU de façon séparée. Ne pouvant accéder à l'idée de BEAU, la pratique est abordée par le biais d'un discours péjoratif. PLATON chasse la POÉSIE, la MUSIQUE, les CORPS, la PEINTURE, toute forme d'IMPROVISATION de la cité ("La République", LIvre X, 596 b - 598 a, 602 d - 603, 605 b, et "Philèbe", 56 a-e). La pratique, ou faire productif, est déterminée par l'utilité et elle est soumise au critère du plaisir qui n'est pas un concept unificateur. Pourtant PLATON double ce discours péjoratif d'un autre discours à propos du beau, qui semble le contredire.
La triade du BEAU, du VRAI et du BIEN donne accès à l'INTELLIGIBILITÉ, et donne sa consistance aux êtres. Il est à opposer au divers, au bariolé, au mélange, au sensible, aux phénomènes, à l'art. Seul l'exercice de l'intellect permet de viser cette triade. La DIANOIA est la voie qui peut conduire à l'ILLUMINATION suprême et faire luire sur celui qui la cherche la LUMIÈRE de la SAGESSE (phronesis) et de l'INTELLIGENCE (nous) ("Lettre VII", 344 b). La BEAUTÉ d'un corps, d'une chose, d'une image peut donner un élan mais doit être suivi d'une quête de la vérité, du bien, du beau, aussi appelés formes intelligibles et Idées, qui sont pour PLATON la source et la fin de toute PRÉSENCE au monde. L'Idée d'art est entachée de la part d'ILLUSION qu'il recèle (PLATON dit que nous pouvons prendre plaisir à HOMÈRE mais en gardant à l'esprit que ce sont des MENSONGES.)
Ce discours est ensuite reconstruit par les néo-platoniciens. L'art sera hissé au niveau des formes intelligibles. Par la séparation de la triade de PLATON, le BEAU va jouer sa partie tout seul. L'Idée du BEAU sur terre sera l'ART. Et l'ART sera le moyen le plus direct de s'unir à l'UN ; par lui se conjuguent le sensible et l'idée, du monde des perceptions à l'âme de l'univers.
PANOFSKY ("Idea", Gallimard, 1983) explique comment CICÉRON dans "L'orateur" fait redescendre le BEAU dans le domaine de l'art et libère l'art du domaine des APPARENCES, pour en faire l'instrument d'une vision de la NATURE, voire son IDÉALISATION. On est passé d'un art de l'INSPIRATION à celui de la MESURE puis à celui de l'activité SPIRITUELLE PARADIGME du COSMOS. Les REPRÉSENTATIONS intérieures de l'artiste se confondent avec les principes originaires de la NATURE. Pour PLOTIN, l'esprit engendre les idées puis les répand dans le monde de la spatialité sous forme de BEAUTÉ ("Ennéades", Livre 1,6 : Du Beau). Pour PLOTIN, St AUGUSTIN, St THOMAS D'AQUIN, le BEAU devient la forme idéale, manifestée dans l'ART. L'existence d'un Dieu lui-même artiste est défendue. La MÉTAPHYSIQUE s'occupe désormais de définir les ŒUVRES d'ART.
PLATON a créé cette ambiance où la spiritualité, l'intelligibilité et la beauté se trouvent mêlés et portées aux nues et cet idéal s'incarne dans une œuvre de génie. Le monde de l'art se trouve alors enveloppé d'un halo de concepts, de notions, de principes où ont puisé les théoriciens postérieurs et les artistes eux-mêmes : dans les carnets de L. DE VINCI, les poèmes de MICHEL-ANGE, les lettres de DÜRER. Aujourd'hui s'en inspirent la notion d'idéal, celle de projet, de transcendance de l'art, d'unicité de l'œuvre et de l'auteur, du don de l'artiste de voir ce que le vulgaire ne voit pas : la véritable ESSENCE des choses. Le peintre est un VOYANT : "quand Dieu envoya des âmes dans le futur, il plaça sur leur visage des yeux porteurs de lumière" (PLOTIN).
L'art comme symptôme chez HEGEL donne des perspectives ("Leçons sur l'esthétique", Aubier, 8 vol., 1964). C'est une théorie systématique de l'art qui n' a pas pour objectif de fonder un territoire propre à l'art mais en faire une étape de la marche de l'esprit vers le savoir ABSOLU. L'ESPRIT réconcilie la NATURE finie avec la LIBERTÉ infinie de la pensée. L'art présente cette conciliation sous un aspect SENSIBLE puis il disparaît pour une PENSÉE qui n'a plus besoin d'apparaître sous forme sensible : le savoir absolu. L'art est vu comme un moment, comme détail éphémère et les œuvres sont analysées comme l'une s'effaçant pour laisser place à l'autre.
HEGEL analyse de façon détaillée chaque moment de l'art à chaque période historique, de la préhistoire jusqu'à sa disparition prévue. Il s'intéresse à plusieurs siècles, continents, arts (Beaux-arts, musique, poésie). Chaque genre est affecté à une période déterminée par l'ESPRIT. L'ARCHITECTURE serait la représentation "SYMBOLIQUE" de l'idée (de la lutte entre extérieur et intérieur) avec les pyramides. Ensuite vient la sculpture "CLASSIQUE" de la Grèce antique qui libère la figure et affirme l'individualité spirituelle incarnée dans un corps (Esthétique. La peinture, la musique, Aubier, 1964). Il y manque "la vie et le mouvement". Vient la peinture"ROMANTIQUE" où la représentation devient indépendante de la spatialité (jusqu'à la nier en se servant seulement de la surface et de la tonalité), pour exprimer les sentiments d'une intériorité toute spirituelle. Le romantisme atteint son apogée avec la musique et la poésie qui échappent à la lourdeur immobile de la figure peinte. L'ouïe est un organe plus éthéré, un "organe des sens théorique". La poésie, abstraite, dépasse les frontières géographiques. Comme chez PLATON, l'exercice de l'art est relégué au royaume des apparences chez HEGEL et sa théorie ne peut pas fonder l'art, sa nature, ses pratiques. Elle fonde cependant des thèmes qui se propagent à travers la culture.
Ses idées renouvellent les Idées de PLATON et du néo-platonisme. Elle propose une vision symptomatique des manifestations de l'art en en faisant des PHÉNOMÈNES (apparitions successives et éphémères, fantasmagoriques) liés à l'histoire. Chaque période de l'art est vue comme un symptôme de la vie de l'ESPRIT qui indique où il en est de son développement. Cette vision d'un art symptomatique conduit à s'interroger sur la mort de l'art et sur le bien-fondé du mouvement de l'ART CONCEPTUEL, inscrit dans le mouvement d'abstraction progressive de l'art vers la PHILOSOPHIE. L'art conceptuel s'inscrit en quelque sorte dans une continuité historique. Ce paysage théorique trouve des échos avec SCHOPENHAUER et NIETZSCHE malgré leur vive antipathie pour HEGEL.
La théorie de l'art du romantisme allemand, mal comprise ou trahie, a eu une action diffuse et impactante. Le ROMANTISME reprend certaines propriétés que les idéalistes attribuaient à l'art. Une figure du romantisme inclut le GÉNIE, le SUBLIME, la THÉÂTRALISATION de l'art comme opéra TOTAL. L'œuvre ultime de l'esprit change la science en poésie. L'art au-dessus de la VIE, l'artiste différent des autres hommes, la NATURE, PUISSANCE absolue qui parle par la voix de l'artiste et se RÉVÈLE dans l'œuvre d'art. Ces thèmes étaient déjà présents chez Friedrich SCHLEGEL ("Fragments critiques", 1797) et "Fragments" de la revue "L'Athenaeum", 1798 chez NOVALIS, HÖLDERLIN et les frères SCHLEGEL, mais ils sont réinsérés dans la trame romantique (Philippe LACOUE-LABARTHE et Jean-Luc NANCY, "L'absolu littéraire", Le Seuil, 1978). Encore aujourd'hui cette image de l'artiste persiste comme stéréotype et lieu commun, elle reprend et mêle des traits anciens (la triade BIEN BEAU VRAI, la poésie comme PHILOSOPHIE et inversement), voire antiques (la culture grecque est l'horizon de référence pour les romantiques), renaissants (l'homme au centre du monde, la nature déesse païenne, le peintre est poète et ingénieur), classiques (par la pensée l'homme réinvente les lois de l'univers par parallélisme entre les lois de l'intelligence et celles de la matière). Et à ces traits se mêlent des nouveautés philosophiques en rupture avec tout cela, qui procèdent de KANT et de penseurs-poètes comme HÖLDERLIN, ou de philosophes comme SCHELLING : l'idée d'un progrès de l'esprit mais contrairement à HEGEL serait un système ouvert, inachevable et un esprit du monde anonyme qui serait "poésie de poésie". On en voit un exemple dans la philosophie du fragment qui donne la première place à la création de soi et du monde par l'esprit (le WITZ) : flèche aiguë qui traverse la lourdeur, l'opacité d'un monde enténébré, rigide et sans projet. Ce "plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand" comme le voir HEGEL est plutôt ORGANIQUE : il allie la vie et l'esprit (ni programmatique, ni systématique, ni philosophique). Plus poiétique que poétique. Les romantiques ont pratiqué le witz et le fragment , le paradoxe et l'antisystème. Les artistes sont portés aux nues chez SCHLEGEL ("Fragment 1"), il les appelle "œuvres d'art de la nature", la génialité leur appartient (contrairement à la logique du witz qui était anonyme, collectif, joyeux, prônait l'à peu près, l'ironie). Le culte de la PERSONNALITÉ et la triste PROFONDEUR du sentiment, l'ISOLEMENT ont pris le pas. Le romantisme dissémine les thèmes et brouille l'image de l'artiste et celle de l'art, signe de la richesse de ces thèmes, toujours vivaces dans l'art contemporain.
Dans "La naissance de la tragédie", NIETZSCHE voit le tournant théorique prit par SOCRATE comme une catastrophe : l'oubli de l'ORIGINE, la relégation de ce qu'est l'ESSENCE de l'art, sa séparation d'avec la vie, la méconnaissance de son originalité (qui naît et ne finit pas de naître). Cette origine est VIE dans sa PUISSANCE de surgissement. La figure de DIONYSOS : sa FOLIE MYSTIQUE, cruelle et VIOLENTE, est l'irruption de la vie même. La figure d'APOLLON apporte le RÊVE, la DOUCEUR, la MUSIQUE rend audible le cri et rend visible l'IRREGARDABLE. La TRAGÉDIE antique est la fusion de l'IVRESSE de la vie et de la vie comme RÊVE : les deux figures grecques ne font qu'un.
La théorie de NIETZSCHE part du mythe grec. C'est plus une VISION, une INTUITION, une RÉVÉLATION liée à l'expérience vécue qu'une théorie. Le philosophe artiste doit se dégager de l'ACTUALITÉ et la combattre au nom de l'ORIGINE. L'actualité n'est pas une apparence et l'origine une vérité : il s'agit de susciter une autre APPARENCE jaillissant de l'ORIGINE, IMMÉDIATE. Cette immédiateté dans la saisie du TEMPS est le propre de l'ARTISTE. Seule une action créatrice peut faire venir l'ORIGINE dans le PRÉSENT. Et c'est par la saisie du monde en un seul moment que l'artiste est vraiment philosophe, qu'il connaît.
L'art est CONNAISSANCE d'un type plus ancien que le savoir dont elle se détourne. L'activité métaphysique de l'art éclaire la RÉALITÉ du MONDE. Le monde n'est pas IMITÉ par l'art mais est rendu possible par l'art. Il n'y a pas de séparation entre l'APPARENCE et l'AU-DELÀ. Par contre, l'homme théorique sépare, met à distance l'IMMÉDIAT par des concepts sans couleur et sans saveur. Dans l'art, toute chose est PROCHE, à condition de se fier au langage de la POÉSIE qui parle par métaphores.
Les oppositions traditionnelles de la philosophie occidentale (être et apparence, être et temps, corps et âme, science et art, idée et imitation, forme et matière, sagesse et folie, sens et non-sens, vérité et erreur, bien et mal) volent en éclat avec NIETZSCHE. La forme de la philosophie traditionnelle, sa méthode dialectique, la dianoia est en partie détruite. Son œuvre comporte des morceaux contradictoires, d'une expérience existentielle mêlée de douleur de séparation, de joie, d'angoisse.
Les artistes et penseurs après lui s'en saisissent et les rapports entre la pensée et l'agir en artistes changent.
L'esthétique de SCHOPENHAUER est présente en arrière fond de la vision nietzschéenne, et par ce biais présente aussi dans le domaine de l'art. NIETZSCHE admire SCHOPENHAUER, parce qu'il critique HEGEL, et à cause du vouloir vivre ("Le monde comme volonté et représentation", PUF, 1966). Le refus du monde des professeurs, du systématisme, de la philosophie abstraite, des concepts vains, le tout symbolisé par HEGEL. Le style polémique, brillant, l'indépendance de la pensée, le dégagement hors du monde des universités, a impressionné NIETZSCHE.
La VOLONTÉ, principe de la VIE UNIVERSELLE, FORCE aveugle, UNIQUE, à laquelle nul n'échappe, va se retrouver dans l'ORIGINE indépassable de l'homme tragique nietzschéen. La VOLONTÉ de SCHOPENHAUER est le principe vital, indifférent aux sujets souffrants, elle est le MONDE tel qu'il va, laissant aux hommes l'ILLUSION de leur LIBERTÉ.
La CONNAISSANCE, la SCIENCE, l'INTELLIGENCE humaine ne sont que des objectivations de ce vouloir fondamental, tout ce qu'elles peuvent faire c'est lever un instant le VOILE de l'ILLUSION du CONNAÎTRE.
La SAGESSE est acceptation et renoncement au fantôme d'une LIBERTÉ individuelle, elle doit suspendre l'ILLUSION pour comprendre que la VOLONTÉ est l'ESSENCE du MONDE. L'ART est INTUITION directe de ce vouloir vivre, il permet de le saisir en lui-même sans douleur, en le donnant à voir : l'ART est le grand CONSOLATEUR. Par la CONTEMPLATION du vouloir, l'art en affaiblit la VIOLENCE. La VISION de SCHOPENHAUER préfigure le TRAGIQUE CONFLIT entre l'IVRESSE (de DIONYSOS) et le SONGE (d'APOLLON), elle fait de l'art le mode privilégié de CONNAISSANCE de la VIE, porte l'art au-delà de la RAISON, et elle est le paysage où va se déployer la PENSÉE TRAGIQUE de l'art. La MUSIQUE est le véhicule de l'IVRESSE et du SONGE.
Ces théories ne donnent aucun précepte concret, aucune manière de réaliser l'œuvre de l'art, qui elle est PRÉSENTE et qui exige que soient prises en compte les conditions de sa production.
Pour le futur de l'ESTHÉTIQUE, il ne faut pas oublier que ses fondations ambiantales doivent être sans cesse réévaluées, reconstruites.
Les théories injonctives sont l'établissement des règles, limites, outils et opérations propre à l'art, qui lui donnent sa spécificité et fondent son identité. Elles mettent des conditions à l'exercice de l'ART, activité indispensable aux œuvres pour s'affirmer comme telles.
PLATON avait dessiné un paysage du BEAU où l'art n'avait que peu de place. ARISTOTE attaque la question de façon concrète : il part d'une situation existante et essaie d'en dégager les principes de fonctionnement. "La Poétique" (Les Belles Lettres, 1965, (-335)) situe la tragédie parmi les arts du discours et en pose les fondements théoriques et pratiques. Cela vaut aussi pour tout discours de fonction et pour le domaine de l'art en général . "La Poétique" ne sera longtemps connue que pour : la règle des trois unités, le précepte selon lequel la tragédie doit éveiller crainte et pitié, que l'action doit présenter des personnages plus grands que nature. Il y a pourtant ce qui concerne la MIMESIS, la VÉRITÉ, la VRAISEMBLANCE, la RÉCEPTION ESTHÉTIQUE, le rapport NARRATIF et de l'IMAGE, la LIBERTÉ de l'AUTEUR, les contraintes du GENRE, qui sont des questions toujours actuelles.
La taxinomie d'ARISTOTE découpe et cerne les objets en classant selon leur espèce puis plus généralement leur genre. Les genres et les espèces littéraires ont leur classification. La méthode adaptée en biologie est utilisée pour distinguer le genre fiction, le genre narratif, l'espèce tragédie. ARISTOTE part de l'ESPÈCE et remonte au GENRE où elle se situe ("Physique', 1,1.184 a).
D'emblée, ARTISTOTE pose que l'art fait partie des activités humaines sans a priori défavorable. Il classifie selon la logique de l’emboîtement, sans souci hiérarchique de l'ordre éthique ou d'évaluation par rapport à un principe supérieur.
Pour décrire l'activité artistique, on considère que les activités humaines sont un genre, l'art en serait une espèce. Et se définirait ainsi : espèce d'activité qui PRODUIT en vue d'une FIN extérieure ; ce qui se distingue d'autres activités dont la fin est l'action. Le médecin qui produit la guérison du corps par ses remèdes vise une fin extérieure à lui : il pratique un art. L'art est une "disposition à produire - POIESIS - accompagnée de RÈGLES". Produire c'est "amener à l'EXISTENCE une des choses qui sont susceptibles d'être ou de ne pas être, et dont le principe d'existence réside dans l'artiste" ("Ethique à Nicomaque", VI, 2, 1139 b et VI, 4, 1140 a).
Une production se juge à sa conformité aux règles "vraies" qui ont été suivies. Il n'y a pas de prétention à se mesurer à un idéal transcendant. Le théoricien d'art doit énoncer des règles vraies, mesurer les moyens, la matière, la fin. Dans le genre discours, l'espèce philosophie a comme fin la triade bien vrai beau. L'espèce RHÉTORIQUE vise le bien, moins le vrai, surtout le vraisemblable. L'HISTOIRE vise le vrai mais se soucie peu du bien et du beau. L'art de la MIMESIS se soucie du VRAISEMBLABLE et du PLAISIR, ni du bien ni du vrai. Le terrain de l'art devient autonome grâce à la méthode taxinomique. L'activité de production est le genre, l'art est l'espèce. Dans le genre mimesis, se trouve l'espèce de l'art de la flûte, de la cithare, de la danse.
La mimesis n'est ni l'IMITATION, ni la REPRÉSENTATION d'idée. La MIMESIS n'est pas une copie d'un modèle, pâle décalque de l'idée, éloignée de plusieurs degrés de la vérité comme chez PLATON. Elle est fabricatrice, affirmative, autonome. Si elle imite, c'est le PROCESSUS. Elle produit comme produit la NATURE, avec des moyens analogues, en vue de donner l'existence à un objet ou à un être : ce sera un artefact, un être de FICTION. Le produit d'une fiction est tout aussi RÉEL que le produit de la nature, mais ne peut pas être évalué selon les mêmes critères. Le processus de l'artefact est extérieur, il est soumis à la contingence. Il y a ÉCART nécessaire dans toute fiction, et comme la NATURE, la PRODUCTION dispose d'ÉLÉMENTS, de MOYENS, d'un BUT : faire en sorte que les objets ou êtres qu'elle va produire puissent fonctionner dans l'univers auquel il sont destinés. L'histoire cherche à rester au plus près des événements. Elle est guidée par un souci de vérité. La POÉSIE manifeste un ÉCART qui fait l'ESSENCE de la poésie. La FICTION COMPOSE et son souci c'est le VRAISEMBLABLE. La MIMESIS d'ARISTOTE n'est pas la copie de PLATON : elle est active, elle a sa propre nature. L'ÉCART est constitutif de toute activité artistique. "Polygnote peignait les hommes en plus beau, Pauson en moins", "Homère fait les hommes supérieurs à la réalité ("La Poétique", 2, 1448 a).
C'est un univers du possible que la fiction instaure. Il y a une philosophie de la fiction (car on y traite du général) alors que l'histoire s'occupe du singulier. Tout ce qui est possible n'est pas forcément crédible. Le vraisemblable se trouve au cœur de la jouissance esthétique que procure la fiction. Comment une fiction peut-elle nous rendre l'apparence du vrai ? Le vraisemblable est soumis à l'ensemble de nos croyances communes (la doxa). ARISTOTE conseille : le merveilleux, les rencontres inattendues, les péripéties trop nombreuses sont à éviter. Le langage trop recherché échappe à la compréhension, vulgaire il ne présente pas l'écart nécessaire pour parler de fiction. Ce qui procure du plaisir est de se retrouver en milieu CONNU, mais NOUVEAU. Les figures de langage (tropes) et les lieux communs (topoï) nous y aident. Les figures de langage sont par exemple la MÉTAPHORE et l'ANALOGIE. La métaphore est le transport à une chose d'un nom qui en désigne une autre. Elle utilise des mots connus tout en s'éloignant de la banalité. (Par exemple : "la vieillesse est le soir de la vie"). La métaphore est l'instrument principal du poète. L'analogie est une structure logique qui gouverne la métaphore, un parallélisme, une géométrie ("le bouclier de Dionysos" et "la coupe d'Arès").
L'autre manière de limiter la fantaisie est la MÉMOIRE d'un PASSÉ commun (légendes, hauts faits de la civilisation grecque). Ces histoires sont connues de tous. Ces lieux propres à la tragédie sont appelés aujourd'hui suspense (comme un événement inattendu, un coup du malheur, un événement redouté). La finalité de l'art doit être le plaisir qu'il donne (Livre 6, définition de la tragédie).
L'art est uniquement dirigé vers la jouissance esthétique (pas l'utilité ni l'éducation morale, ni approcher la vérité comme PLATON). L'art "achève la NATURE", l'AUGMENTE par ce monde de possibilités, cette virtualité que la fiction ajoute aux choses. Ce PLAISIR vient de ce que nous ressentons les affections de l'âme (effroi, crainte, pitié) sans les ressentir vraiment. La MIMESIS fonctionne comme un remède. La CATHARSIS est un terme médical (épuration du mal).
"La Poétique" définit le lieu d'exercice de la tragédie, au milieu des arts de la mimesis, et la place de ces arts dans les activités artistiques. Le statut de l'art est posé : la liberté se l'artiste vis à vis des faits, les attentes du public, la fiction qui respecte le vraisemblable, la finalité de la mimesis qui est le plaisir. Ce territoire défini vit encore : à l'âge classique suit ces règles (unité, étendue), les siècles modernes développent l'aspect psychologique (catharsis, passions, émotions, sublimation), l'aspect littéraire (fiction, écart), l'aspect linguistique (métaphore). Quant à la sociologie de la réception, elle vient de l'opinion (la doxa).
La "Critique du jugement de goût" (Vrin, 1960) de KANT survient dans un moment où le monde est déjà plein d'œuvres reconnues et célébrées, les notions de STYLE, de BEAU, de GENRE nous ramènent à l'Idée du beau de PLATON. Ces jugements sont désordonnés, au grès des humeurs. Comment pouvons-nous juger de l'art autrement que par nos humeurs ? Y a-t-il un jugement particulier pour l'art ? Y a-t-il un jugement universel ? Pendant Les Lumières l'effort des philosophes porte sur les capacités de la raison. Le sujet de réflexion est le processus intérieur qui nous conduit à penser qu'une œuvre est une œuvre d'art.
KANT explore les modes de CONNAISSANCE et parvient à la conclusion suivante : l'entendement se résume aux phénomènes naturels, le noumène (le monde du noûs : l'essence) est réservé à un autre type de CONNAISSANCE. KANT définit un monde de la raison pure (les préceptes de la Raison), un monde de la raison pratique (lois de la nature) et un monde de l'art, à l'écart mais lié aux deux autres mondes. KANT propose 4 paradoxes qui sont les fonctions logiques dans lesquelles un jugement peut être porté. La qualité (satisfaction ou déplaisir), la quantité (universalité ou subjectivité), la relation à la finalité (déterminisme ou liberté), la modalité (nécessité ou possibilité). On obtient les 4 moments du jugement esthétique qui sont : la satisfaction mais sans intérêt, l'universalité mais subjective, la nécessité mais libre et la finalité mais sans fin.
La satisfaction désintéressée est le sentiment que produit l'existence d'un objet non pour son utilité mais parce que seul plaisir ou peine sont ressentis ( sans recherche d'agréable ou de moralité), dans la seule CONTEMPLATION ("Critique du jugement", § 5).
Dans la subjectivité universelle, ni le désir ni l'intérêt n'entrent en jeu, l'universalité du jugement "ceci est beau" peut être déduite. Le beau entraîne une satisfaction désintéressée. Ce n'est pas un plaisir intellectuel mais sensible : c'est le JEU entre l'IMAGINATION et l'ENTENDEMENT qui donne ce plaisir, jeu partagé par tous ("Critique du jugement", § 9).
La finalité sans fin est la condition du désintéressement. Le beau n'est pas un concept : la finalité globale de l'univers vague au-dessus des objets et nous la captons à travers un objet, sans passer par le CONCEPT ("Critique du jugement", § 17).
La nécessité libre ne vient pas non plus d'un concept extérieur à nous, elle est RESSENTIE par le sens commun ("Critique du jugement", § 21).
Les facultés sont l'ENTENDEMENT et la VOLONTÉ (qui luttent l'une contre l'autre) et l'IMAGINATION (ou jugement de goût) qui contemple la scène avec délice. Ce n'est plus l'œuvre qui porte les traits caractéristiques de l'art, c'est la réflexion à son sujet qui peut être dite esthétique. Le jugement qui vise généralement un objet extérieur se tourne sur lui-même et se regarde juger. C'est un jugement réfléchissant.
La représentation prend conscience d'elle-même comme sujet et objet de sa représentation, c'est une suspension, une CONTEMPLATION. L'œuvre doit se laisser contempler, donc un objet utilitaire, une démonstration, une information sont difficilement contemplables, l'intérêt est trop pressant.
L'œuvre doit elle aussi être suspendue dans l'écart, comme le disait ARISTOTE. Chez ARTISTOTE la fiction pouvait suspendre les passions parce qu'elle était en suspens entre réalité et artefact. Ici, le domaine tout entier de l'art (l'œuvre, le jugement, l'artiste et le public) forme un domaine en suspension.
"La Critique du jugement" devient la théorie de référence, la vulgate s'en appare, prend la forme d'impératifs. L'œuvre d'art sera non utilitaire, désintéressée, non soumise au concept, exemplaire, universellement reconnue par un sentiment à la fois individuel et collectif, elle sera communicable, directement, sans intermédiaire, fera la liaison entre la finalité de la nature et les fins plus particulières qui sont celles des humains. L'œuvre de génie montre l'infini de la nature dans le fini de l'œuvre. DUCHAMP anéantit le non-ustensilaire mais garde la signature (l'unicité), WARHOL et en cause l'UNICITÉ avec ses SÉRIES mais garde l'idée de communication universelle. L'art contemporain joue aux limites du site de l'art sans le quitter. Les commentateurs jouent de tous les éléments pour évaluer les œuvres, les insérer ou les rejeter.
"La théorie esthétique" d'ADORNO semble une injonction pour la MODERNITÉ (Klincksieck, 1989) : ce que doit être l'œuvre et sa compréhension, le commentaire critique et l'esthétique elle-même.
La théorie de KANT est critiquée, se rapproche de la PRATIQUE. Les œuvres lui servent de matière. La théorie ne doit pas être purement spéculatrice et appartient aux conditions de possibilité dans lesquelles elle se produit, articulée à une théorie de la connaissance et dépendante de l'état de la société politique au moment où elle se produit : "tout ce qui concerne l'art en lui-même comme dans son rapport à la totalité n'est plus évident, pas même son droit à l'existence" (ADORNO, p.1).
En cela ADORNO attaque l'idée d'une essence de l'art indépendante de sa situation historique, d'art universaliste qui donnerait lieu à des jugements en accord avec son essence.
L'art se situe en dehors de la réalité sociale mais y tient par quelque articulation invisible. Appartient-il à une sphère autonome ou est-il soumis à une IDÉOLOGIE dominante ? Cette dépendance peut-elle se transformer en TRANSGRESSION ? Comment ? La théorie critique ne peut pas être neutre du point de vue sociopolitique, la théorie doit être une praxis et critiquer le système en vigueur. Elle prône la remise en question. L'autonomie de l'art remonte à KANT qui faisait du jugement esthétique une sphère de CONNAISSANCE séparée des deux autres (la connaissance conceptuelle et la connaissances morale). Pour ADORNO, le jugement esthétique est soumis à la domination, il n'est pas tout à fait autonome, il dépend des forces dominantes de la société Mais la souveraineté de l'art s'oppose à ces forces de l'intérieur et assure la subversion de la raison qui se montre en effet dans les réalisations de l'art (Christophe MENKE, "La souveraineté de l'art, l'expérience esthétique après Adorno et Derrida, Armand Colin, 1993"). L'art se doit d'être avant-gardiste. Les œuvres qui critiquent la société et le régime capitaliste sont retenues au tribunal de l'histoire. Mais pour ADORNO, la transgression participe plutôt d'un retour de l'art sur lui-même, qui expose les conflits latents de la société. Aujourd'hui, engagé de façon politique ou transgressif des règles esthétiques, l'art se doit d'être CRITIQUE.
Ces discours fondateurs coexistent dans l'opinion générale (la doxa), de façon morcelée et inexacte, la contemplation se mêle à l'impératif critique, la vulgate accumule les perspectives et pourtant participe activement au maintien du site de l'art.
2. Théories d'accompagnement
Les œuvres sont accompagnées par des disciplines qui s'attaquent à élucider le PROCESSUS, les ŒUVRES, à édifier un SYSTÈME, pourvoir des NOTIONS appropriées (linguistique, sémiologie, psychanalyse, herméneutique, phénoménologie, histoire : par les opérations du langage, figures du discours, modes de représentation, statut de l'image, intention et intentionnalité, être et temps, négation et négativité, construction et déconstruction, les constructions politiques, sociales, philosophiques.)
C'est une théorisation des pratiques qui modèle la pratique elle-même. Les artistes se livrent aussi à cet exercice.
L'art est un lieu obscur, qui intrigue, reste une énigme. Qu'est-ce qui fait d'une production une œuvre d'art ? Comment exerce-t-elle cette attraction, suscite-t-elle le consensus ? Quelle activité préside-t-elle à sa production ? Quels sont les liens avec les autres activités humaines ? Comment appréhender, déchiffrer le sens d'une œuvre ? Des disciplines déjà constituées viennent y éprouver leurs méthodes et accompagnent l'art. Mues par un souci de comprendre, la critique d'art commente le travail des artistes. Les artistes eux-mêmes font aussi un travail théorique qui assiste les œuvres.
Un axe conduit à interroger le sens des œuvres (sens comme signification et sens comme direction). Un autre axe pousse à s'interroger sur l'organisation des signes par lesquels l'œuvre se manifeste. La recherche du sens s'empare de la sémiologie, de la psychanalyse, l'histoire de l'art fraie avec les deux . La dispersion des théorisations signe leur impuissance mais aussi la nécessité où nous sommes d'y avoir recours pour comprendre le travail de l'art. Qu'est-ce que comprendre une œuvre ? Comment en saisir le sens ? L'HERMÉNEUTIQUE, d'abord consacrée à l'interprétation des textes sacrés se pose comme méthode générale d'INTERPRÉTATION pour toute œuvre. Elle se veut MÉDIATION entre l'œuvre et le spectateur. Le sens est au-delà de l'œuvre, dans une sphère supérieure pour laquelle il faut une clé. Le souci herméneutique prend la première place dans les écris sur l'art : il s'agit de comprendre les INTENTIONS d'un auteur et ses réalisations. Le sens est la saisie d'une unité entre intention et résultat. Le sens est CONSTRUIT par celui qui cherche à l'établir. Une œuvre doit être traduite dans le langage de notre temps, revivre en nous transformant. L'œuvre est sacralisée comme foyer d'une vérité qui se dérobe, qui est une recherche infinie, comme le thème romantique de la quête vouée à l'échec. L'infini donné dans le fini, la totalité dans le fragment, l'invisible dans le visible, l'éternité dans le temporel. La méthode herméneutique vise un projet plus large : décrire les conditions de toute COMPRÉHENSION (comprendre comment on comprend). L'art échappe à la méthode : "l'expérience de l'art fait apparaître le phénomène herméneutique dans toute son étendue (...) on y discerne une expérience de VÉRITÉ (...) qui est une forme de l'activité philosophique" (Hans Georg GADAMER, "Vérité et méthode, les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Le Seuil, 1976, p.22). Pour GADAMER, l'HERMÉNEUTIQUE est "la théorie de l'expérience effective qu'est la PENSÉE (Ibid., p.17). L'herméneutique participe à la constitution du sens, qui est confrontation permanente de soi et de l'autre, de l'être et du temps et qui illustre le JEU de l'art. Jeu et joueurs se transforment à mesure que le jeu se joue. Ce sont jeux de langages, rapport entre sujet et objet, interpénétration, jeu en vérité (pas la vérité résultat d'une argumentation, ni la vérité au sens de correspondance entre réel et fiction). L'œuvre en vérité advient comme un MONDE, elle met en PRÉSENCE d'un monde : "tous les jeux sacrés de l'art ne sont que des lointaines imitations du jeu sans fin du monde, cette œuvre d'art qui éternellement se donne forme" (SCHLEGEL). Les phénoménologues invoquent toujours ces mondes qui s'ouvrent avec l'œuvre dans leurs interprétations. Le monde paysan s'ouvre devant HEIDEGGER interprétant les chaussures de VAN GOGH : "l'œuvre nous a soudain transportés ailleurs (...). L'étant tout entier gagne avec elles (les chaussures) plus d'ÊTRE" (De l'origine de l'œuvre d'art, Authentica, 1987). Ce monde est un LANGAGE, nous pouvons le faire advenir par le langage. L'interprétation est parole, dialogue, entente avec l'œuvre, ce dialogue la fait apparaître comme œuvre, ce qui est dévoilé est la VÉRITÉ du monde, et ce monde est LANGAGE. C'est donc le langage qui apparaît dans sa vérité dans le contact avec l'art. La structure métaphorique du langage se dévoile, et cela nous permet de saisir les multiples aspects du monde dans sa diversité : le saisissant ainsi, nous le faisons naître. La MÉTAPHORE selon Paul RICŒUR ("La métaphore vive", Le Seuil, 1975) permet de passer du monde à un autre monde. Ce choc entre ces mondes rapprochés par la métaphore suspend le monde tel que nous le croyons exister et lui substitue un régime infini d'autres mondes parallèles. Étendre toutes les possibilités du langage revient à étendre notre monde qui se constitue comme autant de profils perspectivistes. Les langues sont le fait de communautés différentes, elles construisent des "lignes de monde", l'enveloppe langagière de l'univers dans son ensemble. "L'univers n'étant que la continuité avec laquelle les profils perspectivistes de la perception des choses passent de l'une à l'autre" (HUSSERL, "Idées directrices pour une phénoménologie", Gallimard, coll. "Tel", 1993, §41). L'œuvre n'est jamais chose, elle s'achève en permanence dans le LANGAGE et le langage trouve son ancrage dans l'œuvre. Pensée, langage et choses sont liés ce qui fait du monde un ORGANISME VIVANT, OUVERT, en EXPANSION, qui dépend de nous, de notre LECTURE. Mikel DUFRENNE parle d'une œuvre quasi-sujet et quasi-objet et le regardeur se laisse ENVAHIR par l'œuvre et devient quasi-sujet lui aussi ("Phénoménologie de l'expérience esthétique", 2 vol., PUF, 1953).
Cette théorisation de l'expérience de l'art fournit ses thèmes à la littérature sur l'art : "L'œuvre ouverte" d'Umberto ECO (Le Seuil, 1965) ou "Livre à venir" de Maurice BLANCHOT (Gallimard, 1959) en témoignent.
Herméneutique et phénoménologie précisent les concepts que nous avons trouvés dans les théories de fondation de l'art mais ne prennent pas encore en compte les œuvres concrètes, et écartent les œuvres non figuratives.
Dans la lignée de l'interprétation herméneutique, les interprétations analytiques (psychanalyse) et historiciennes (histoire) tendent à chercher du sens. Elles se rattachent aussi à l'exploration contextuelle. Mais leur méthode, leurs outils sont différents. Elles étudient l'art comme un objet d'attention parmi d'autres. La psychanalyse est interprétation de SIGNES de diverses sortes comme les gestes, les paroles, les symptômes. Déchiffrer une œuvre d'art c'est aller aux sources de sa production et comprendre l'acte qui l'a mise au monde. C'est le PROCESSUS de création de l'œuvre qui intéresse l'analyste. La création procède d'un sujet qui s'exprime par son geste. FREUD remonte du tableau "La Sainte Famille" à l'enfance de Léonard de VINCI. Pour Moïse, il part du texte sacré pour montrer le déplacement symbolique subi par le Moïsede MICHEL-ANGE. L'interprétation ajoute à l'énigme que pose l'œuvre. Les outils d'interprétation du rêve se mettent en place : le déplacement, la condensation, la contradiction, la figuration par analogie, le déni, la sublimation, le travail du négatif, la symbolisation. La première voie de l'analyse consiste à aller chercher dans la vie de l'auteur le CONFLIT qui l'a poussé à créer. Monographies et interviews d'artistes sont bâtis sur ce modèle, avec dévoilement de sa vie affective. L'idée que ce sujet est cause première de son action conforte la vulgate dans sa certitude d'avoir avec l'art affaire à l'UNICITÉ d'un sujet individuel.
L'autre voie de l'analyse déchiffre l'œuvre avec les instruments de la THÉRAPIE analytique. Elle décrit le mouvement des figures, le rêve luttant contre le discours. Le cheminement de la création est appréhendé par des logiques comme celles du NON-SENS, du RHIZOME (Gilles DELEUZE, "Logique du sens", Éd. de Minuit, 1969 et "Rhizome", Éd. de Minuit, 1976). La psychanalyse ne cherche plus à trouver du sens par ses interprétations mais à voir comment il est produit par l'auteur. L'analyste considère l'œuvre comme la scène où se joue un drame (André GREEN : "l'analyste (contemple) une œuvre d'une manière comparable à la façon dont il écoute l'analysant"). Murielle GAGNEBIN s'attache aux mouvements, à l'organisation, aux structures des formes qui représentent, dans l'œuvre, le CONFLIT entre PULSION et DÉFENSES. Le jeu plastique serait alors un jeu psychique analysable en termes de métapsychologie.
Pour l'interprétation historicienne, il s'agit de contextualiser l'œuvre en amont. Si l'"histoire de l'art est finie" (Hans BELTING, "L'histoire de l'art est-elle finie ?", Éd. Jacqueline CHAMBON, 1989) en tant que progression vers un idéal, elle est de bon secours quand elle recueille les documents, fouille les archives, authentifie, discrimine. La méthode historique accumule les matériaux pour une interprétation sensée. Il s'agit d'une iconologie qui étudie les figures d'un même thème (par exemple : comment le Temps a-t-il été figuré depuis l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui ? (Erwin PANOFSKY, "L'œuvre et sa signification", Gallimard, 1969). Les œuvres sont utilisées pour reconstituer des représentations collectives en fonction des époques. Daniel ARASSE s'intéresse à l'interprétation historique dans une vision rapprochée des œuvres ("Le détail", Flammarion, 1992). Les détails révélateurs éclairent l'œuvre et le contexte culturel. Dans "On n'y voit rien" (Denoël, 2000), ARASSE reconstitue des scènes à la manière d'une enquête de police.
Les théorisations qui se réclament d'une logique du signe : la linguistique (SAUSSURE, BENVENISTE), ont donné l'idée que l'on pouvait appliquer le modèle linguistique aux œuvres d'art . Il s'agit de voir comment se fabriquent le vocabulaire et la syntaxe propre à l'œuvre. La langue peut être analysée en trois strates : les unités phonologiques (phonèmes), les unités morphologiques ( mots ou morphèmes) composés de phonèmes, les unités sémantiques (sémantèmes) composées de plusieurs morphèmes et portant une signification. On pourrait imaginer que toute œuvre plastique soit analysable de la même façon. Mais les unités de base sont introuvables en peinture (la forme revêt tout de suite une signification, la couleur est liée au symbolisme). Et ces unités sont en nombre illimité. Il s'agit d'élaborer les codes de déchiffrement qui nous permettent de comprendre la langue dans les conversations ordinaires et de les transporter sur d'autres objets, ce qu'on appelle la SÉMIOTIQUE. Cette recherche se veut logique, objective. Pour l'analyse d'un tableau, il faut décrire le haut et le bas, la droite et la gauche, les lignes de force. La sémiologie doit tenir compte du mode de constitution d'une ICÔNE graphique à partir de la perception ("Traité du signe visuel", Le Seuil, 1992, par le groupe μ (mu)).
D'autres approches suivent les préceptes du Cercle de Vienne ("Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits", Antonia SOULEZ, PUF, 1985). Nous ne voyons que ce que nous pouvons nommer selon la philosophie analytique. C'est là une révolution dans la manière de penser la VÉRITÉ des choses, la question est de savoir quelle sorte de monde peut naître de quelle sorte d'arrangements de mots. Les jeux de langage font advenir les possibilités de mondes autres. L'ÉPISTÉMOLOGIE étudie les conditions qui font des objets des objets d'art : comme la CONSISTANCE, la SATURATION, la SYMBOLISATION, l'EXEMPLARITÉ. Pour ces philosophies analytiques, le processus doit tenir compte de CONTEXTE socioculturel et politique ("Philosophie analytique et Esthétique", présenté par D. LORIES, Klincksieck, 1988). Nelson GOODMAN ("Langages de l'art', Éd. Jacqueline CHAMBON, 1990), sémiologue, cherche les conditions de possibilités pour qu'un objet soit reconnu comme art. Pour lui SYMBOLISATION et EXEMPLIFICATION suffisent à identifier une œuvre. Il ne se pose pas la question en ESSENTIALISTE : qu'est-ce que l'art ?, ni en EMPIRISTE : que vaut telle œuvre ?, ni du point de vue SÉMANTIQUE : quelle est la signification du mot art ?, mais demande : que fait l'art dans le langage ? Cette théorisation épistémologique n'interprète pas d'œuvres concrètes. Pour certains, la logique scientifique est incapable de s'approcher de l'art. Le COMMENTAIRE ne pourrait être qu'une CRÉATION artistique accompagnant l'œuvre, se plaçant dans le champ de l'art, hors du discours et de l'argumentation. La tradition herméneutique est plus ancrée sur le vieux continent que la logique du signe (qui pourtant remonte au Moyen-Age). L'œuvre échappe aux dominations conceptuelles et peut suggérer des échos poétiques que le critique d'art retransmet. Cette attitude est plutôt romantique et consiste à l'extrême à prôner le silence. Cette vision se fonde sur la SACRALISATION de l'art, du GÉNIE, du dépassement EXTATIQUE, de la DÉMESURE, d'une certaine FOLIE. Curieusement, le logicien WITTGENSTEIN dans le "Tractatus" alimente cette vision : "ce dont on ne peut parler, il faut le taire". Cette phrase quasi mystique voire théologique conforte les défenseurs de cet art de l'ineffable. Une autre critique relève l'impossibilité du langage de dire ce qui est et en même temps ce qu'il est. La part d'inexprimable est déjà là, dans le langage. L'herméneutique et la sémiologie se ferment sur elles-mêmes, fabriquant autour des questions de l'art de petits mondes clos qui perdent souvent le contact avec l'art. Les artistes sont poussés à se définir par rapport à ces courants de pensée. Les théoriciens s'intéressent aux mouvements (les phénoménologues à l'impressionnisme, les psychanalystes à l'expressionnisme), les artistes se nourrissent de toutes sortes de théories, sont sensibles à des termes, des mots d'ordre, des tonalités de pensée qui leur servent d'IMPULSION.
3. Enveloppements
Les divers publics sont soumis à des PRÉNOTIONS, à l'idée de ce qu'est ou doit être l'art et leurs jugements entretiennent une AURA théorique diffuse. C'est un mode de discours d'un certain genre qui fonctionne à l'analogie, au vraisemblable, à la croyance, au tiers non exclu, à l'implicite, au coq à l'âne qui en font un mode approprié aux œuvres de FICTION. Ce mode constitue un arrière-plan et un CONTEXTE, il est le milieu qui façonne indirectement par ses attentes la façon de penser et de produire de l'art.
Les théories secondaires (herméneutique, sémiologie), intervenaient sur les œuvres, après elles, cherchant à en élucider l'ÉNIGME, à en dégager les STRUCTURES, à en suivre la RÉCEPTION avec des instruments CONCEPTUELS. Les pratiques théorisées, elles, sont simultanées. L'une est la critique d'art exercée par des auteurs littéraires. L'autre est une pratique interne immergée dans la production et le fait des artistes aux-mêmes : journaux d'atelier, notes et réflexions, manifestes, essais, traités. Ces écrits ponctuent la recherche , les artistes y font le point sur leur travail, exposent leurs idées, défendent leurs croyances, se positionnent par rapport aux mouvements artistiques, répondent aux critiques, donnent leur avis sur les autres artistes. La critique d'art questionne le PROCESSUS de production des œuvres, les problèmes posés par la PRATIQUE de l'art, leur rapport à la SOCIÉTÉ, à la POLITIQUE, aux grands MOUVEMENTS et tournants TECHNOLOGIQUES, au SENS de l'art. Les professionnels (conservateurs de musées, directeurs de centres d'art, de maison de la culture, de Frac, directeurs de galeries sont à la fois critiques et esthéticiens. Les réunions du champ artistique se considèrent comme des œuvres et les organisateurs se déclarent artistes. Ces réunions considèrent la RÉFLEXION sur l'art, sa NATURE, son DEVENIR, le SENS de ses productions comme partie essentielle du travail de l'œuvre. La première voie s'inspire de la tradition critique des salons de Diderot, l'autre voie s'inspire des nouveaux objet, des nouveaux modes de communication en voie d'invention. La critique apparaît au moment où se constitue l'Esthétique. L'art et l'artiste acquièrent un statut à part des autres activités sociales. La critique est encore liée à la littérature. Artiste et public en attendent une réflexion sur l'art, un jugement de goût et l'établissement d'une relation entre l'activité artistique et le monde. On attend une théorisation de la PRATIQUE de l'art. L'institution du SALON, exposition officielle qui se tient tous les deux ans depuis 1667, à l'entrée gratuite, rend les œuvres publiques et les met à l'épreuve du jugement MORAL : elles ne doivent ni choquer le bon goût ni heurter le bon sens, servir les lumières de la raison, guider les consciences. Les censeurs discriminent les œuvres et la critique commente et juge ce qui est exposé. Tout spectacle, pour les philosophes de Lumières, est quelque chose de dangereux par l'exemple qu'il donne et auquel l'éclat de l'art prête son charme pernicieux. La théorie morale de ROUSSEAU est mise en exercice par DIDEROT dans les "Salons" en commentant les œuvres exposées. Pour pouvoir éclairer les esprits, les œuvres doivent être éclairées par le philosophe et adressées au public par le critique ("Salons", "Traité du beau", "Essai sur la peinture", "Œuvres esthétiques", Éd. Paul VERNIÈRES, Garnier Flammarion, 1966). L'œuvre s'adresse au critique et le critique décrit son expérience d'absorption aux lecteurs, qui devraient être absorbés à leur tour (Michael FRIED, "La place du spectateur", Gallimard, 1990).
DIDEROT était philosophe, écrivain, critique. BAUDELAIRE, poète, écrira des textes théoriques et des critiques. ZOLA, HUYSMANS, MIRBEAU, PROUST, MALLARMÉ, APOLLINAIRE, BRETON prennent position, les débats se font entre journaux et revues, articles et comptes rendus d'exposition. Peu à peu, la critique devient un métier. La critique est l'intermédiaire entre artiste et public, la presse l'organe de transmission obligé. La critique à la DIDEROT influe sur la production des œuvres en influant sur leur RÉCEPTION, et sert de modèle aux critiques qui suivront.
Clement GREENBERG est le théoriste de l'after abstract expressionism. Il impose la peinture américaine avec l'ACTION PAINTING et détrône l'ECOLE DE PARIS, puis théorise la peinture "moderniste" (d'avant-garde) et le retour à l'essence véritable de la peinture : sa PLANÉITÉ.
Le critique n'est plus un journaliste qui suit les événements et fait des comptes-rendus dans la presse spécialisée, il doit théoriser la pratique. GREENBERG donnera le nom de formalistes à ses artistes. Il fait ses peintres, son public, ses revues, ses contacts avec les galeries, crée les conditions de leur réussite, il gouverne un monde.
Le travail théorique est considéré comme "objectif". La forme de la critique redouble son contenu et part en guerre contre l'expressionnisme du geste, pour une objectivité du geste. GREENBERG et ses disciples (Michael FRIED, Rosalind KRAUSS) s"affairent à consacrer les artistes (LOUIS, NOLAND, OLITSKI). Des artiste attirés par sa stature deviennent formalistes pour être défendus par les "greenbergers". Dans les Salons des XVIII° et XIX°s, l'œuvre exposée attendait son commentaire, mais ici la critique à la GREENBERG PRODUIT l'œuvre au lieu de la contempler après coup. Ces deux modèles sont mal adaptés aux exigences d'une critique contemporaine, aux objets artistiques produits par les nouvelles technologies. S'agit-il d'ailleurs d'un objet ? Pas non plus d'images. Ni images, ni objets ni tableaux : il s'agit de PROCESSUS, issus de CALCULS, de DISPOSITIFS complexes, d'ACTIONS et d'INTERACTIONS avec lesquelles le spectateur INTERAGIT et TRANSFORME. La critique doit s'appliquer à comprendre le maniement des machines à communiquer que sont les ordinateurs et leurs programmes, les décrire avec justesse et les comparer avec d'autres dispositifs.
Au début du XX°s, la reproductibilité technique des œuvres avait changé la donne, selon Walter BENJAMIN ("L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique", in Œuvres, t.III, Gallimard, 2000). Les œuvres reproductibles perdent leur AURA, leur RARETÉ, leur UNICITÉ, leur PRÉSENCE, leur AFFECT propre au bénéfice de leur EXPOSITION et réexposition ; l'art est soucieux de toucher un public large, le site de l'esthétique devient politique. BENJAMIN ne regrette pas la perte de l'aura et souhaite redéfinir l'œuvre sur son versant technique. HEIDEGGER pose la technique comme "arraisonnement" ("La question de la technique, Essais et conférences, Gallimard, 1958). La puissance de la technique est au cœur de notre relation à la pensée et à l'art et il s'agit de théoriser ce rapport. Photo, film et vidéo ont acquis droit de cité. Ils ont leurs critiques et leurs presses spécialisées, leurs amateurs éclairés, leurs institutions et leurs lieux de diffusion.
Gilles DELEUZE réfléchit au cinéma ("Cinéma I : l'image-mouvement", Éd. de Minuit, 1983 ; "Cinéma II : l'image-temps", Éd. de Minuit, 1985 ; et à propos de DELEUZE : Paola MARRATI, "Gilles Deleuze, philosophie et cinéma"? PUF, 2003) et met au jour les concepts de mouvement, de temps qui révèlent l'essence filmique. Sa théorisation aune incidence sur la philosophie plus que sur la pratique cinématographique. Ce serait une théorie de type ambiantal.
Les œuvres réalisées sur supports numériques sont fluctuantes ou évanescentes. Les dispositifs sont sans cesse en évolution, parfois cessent de fonctionner en un temps assez court. Cette caractéristique interdit une connaissance approfondie liée à la familiarité du rapport à une œuvre. Le critique potentiel se trouve écarté de son objet. L'inachèvement de l'œuvre est inscrit dans la logique même, et les transformations apportées par les interacteurs se joignent à l'inachèvement. L'objet devient difficile à cerner. les auteurs sont parfois l'éditeur, le galeriste, :e commissaire. Cela déplace la question de l'auteur. Ouvrir un site, inscrire un domaine dans l'espace du réseau c'est faire œuvre de créateur. Jusque là, l'objet restait extérieur à la critique, une distance étant nécessaire. Avec les œuvres sur le réseau, le spectateur devient acteur. La critique et la théorisation doivent se contenter d'énumérer, classer les œuvres (par support, thèmes, procédés), décrire, débattre de la politique de diffusion (droits d'auteur ou à tout le monde), s'intéresser à la politique de conservation, produire des discours sur les progrès de la démocratie, de la technique, de l'universalité du rapport à l'art (Christiane PAUL, "L'art numérique", Thames and Hudson, 2004 ; Edmond COUCHOT, Norbert HILAIRE, "L'art numérique, comment la technologie vient au monde de l'art", Flammarion, 2003 ; Annick BUREAUD, Nathalie MAGNAN "Connexions. Art, réseaux, média, ENSB, 2002 ;
"Dictionnaire des arts médiatiques", Montréal.) Les théoriciens classent, hiérarchisent, évoquent les problèmes, marquent un territoire, promeuvent. Les avancées théoriques se font au cours des installations d'œuvres, dans le cadre de conférences, worshops, événements ayant lieu en PRÉSENCE et in PROCESS.(Catalogues : "Jouable. Art jeu et interactivité", Genève, Kyoto, Paris, 2004). L'espace RÉSEAUTIQUE est un espace temps qui a peu d'affinités avec l'espace temps que nous expérimentons quotidiennement et dont la caractéristique la plus étrange pour nous est l'ABSENCE DE PERSPECTIVE, de VECTORISATION, de PESANTEUR, d'ORIENTATION. C'est un système anoptique (sans référence à la vision). Edmond COUCHOT ("Images, De l'optique au numérique", Hermes, 1988) essaie de cerner la réalité virtuelle, et le concept de rhizome deleuzien fait métaphore pour les liaisons sur le réseau. C'est aux artistes qu'il revient de théoriser une pratique en direct. Le cyberespace offre un exemple de théorie en acte où l'on ne peut plus distinguer l'acteur des effets qu'il induit.
Notes et journaux ont souvent accompagné les travaux d'artistes (Carnets de Léonard de VINCI, correspondance de POUSSIN, journal de DELACROIX). Le statut de ces écrits est-il justificatif, explicatif, pédagogique (comme les cours du BAUHAUS, les traités de KANDINSKY) ou d'intérêt documentaire (lettres et carnets de DÛRER), de l'ordre de la confession, promotionnel, polémique ? Ces écrits sont-ils des à côtés, pré ou postfaces, font-ils partie de l'œuvre ? Les TEXTES à usage public visent peut-être la JUSTIFICATION, l'ARGUMENTATION, l'EXPLICATION, seraient extérieurs à l'œuvre. Les textes à usage privé : BROUILLONS, RATURES, MONOLOGUE intérieur, feraient partie de l'œuvre, comme mouvement interne de RÉFLEXION indispensable à la pratique d'un art (les ratures et reprises des manuscrits de FLAUBERT sont des textes privés, à l'intérieur de l'œuvre). Comment juger les lettres de POUSSIN ? Ses écrits travaillent à la gloire de sa peinture. Le peintre suit-il les préceptes qu'il a verbalisé ? On ne sait qui des deux fait œuvre ni comment se partage l'invention. C'est cet entre deux quel'écrit d'artiste assure. MAGRITTE disait "la peinture rend visible la pensée" (Noël DOLLA, "La parole dite par un œil"), et peignait l'image d'une pipe accompagnée du célèbre "ceci n'est pas une pipe", mi-peinture mi-langage, peinture pensée, images/mots, pratique/théorie, la frontière est mouvante. L'ART CONCEPTUEL s'empare de cette ambiguïté pour faire œuvre. L'art contemporain est affronté à cette nécessité de rendre visible son œuvre même. L'œuvre a besoin d'être transportée sur le registre de l'écrit. C'est l'argumentation qui rend l'œuvre visible. L'écrit d'artiste prend un autre statut : il fait partie du dispositif artistique qui prend la forme d'un textobjet.
Les ouvrages d'art récents font appel aux écrits d'artistes plus qu'aux théoriciens (KANDINSKY, KLEE, MONDRIAN, MALÉVITCH, MATISSE, MAGRITTE, NEWMAN, RODTCHENKO, REINHARDT, DE KOONING). Certaines interventions consistent pour les artistes à exposer des réflexions sur l'art (Jean-Claude LEFÈVRE, "Le travail de l'art au travail"). Pour les œuvres numériques, l'apport théorique des artistes est encore plus flagrant. L'art sur le réseau est heuristique (sert à la découverte) : les réflexions sur la perspective numérique (Olivier AUBER) ou sur l'interactivité (JL BOISSIER, "La relation comme forme. L'interactivité en art", Genève, Mamco, 2004) sont liées aux pratiques de leurs auteurs. L'idée que se fait le public de l'art est la part la plus active, la plus mobile, la plus résistante de la sphère de l'art. L'ensemble des sentiments, de jugements implicites, d'a priori accompagnent les spectateurs à leur insu. Des théories de fondation aux théories d'accompagnement, des écrits d'art à ceux des critiques, le discours enveloppe la pratique de l'art. Personne n'arrive innocent devant une œuvre. C'est la tête toute encombrée de lieux communs que le regardeur prend contact avec l'œuvre. Si l'on considère que le regard doit être d'intuition, d'inspiration, non conceptuel, non intellectuel, qui n'y faut aucune théorie, cette idée d'une disposition instinctive pour l'art est elle-même théorique. Les lieux communs sont des croyances communes qui installent par répétition et forgent les habitudes de penser, de sentir et de percevoir, désordonnés, en opposition les uns avec les autres. Ce sont des arguments prêts à l'emploi, des idées toutes faites sur la vie, la morale (l'altruisme, l'antiracisme, la liberté, l'égalité, l'universalité des droits), l'art, le beau, le vrai, la science (son progrès), la démocratie (sa nécessité).
Les lieux communs relèvent d'un mixte de PLATONISME (reproduire éloigne de la vérité), de NÉOPLATONISME (rendre visible l'invisible c'est glorifier l'Un ; l'homme complète et achève la nature de matière naturelle), de théorie du génie de KANT et du ROMANTISME, de théorie de l'HISTOIRE, et l'hypothèse d'un monde invisible qui nous appelle à le découvrir alors que le sublime est invisible et informulable. Les lieux communs s'adaptent aux nouvelles pratique de l'art avec un certain retard (PICASSO est devenu un classique aujourd'hui). La proposition commune sur l'art admet la NÉCESSITÉ de l'art. Sa pratique est une caractéristique de l'homme (comme le rire ou l'erreur) : accomplir des actes gratuits, pour la BEAUTÉ du GESTE. Cela rappelle le désintéressement de KANT qui, lui, traitait du jugement esthétique. Dans l'idée commune, il s'agit d'une caractéristique de l'homme en général. La théorie est arrangée, le désintéressement chez KANT concernait l'attitude, ici il passe à l'objet qui ne doit pas être utilitaire. KANT réfléchissait à la position du regardeur, le lien commun le déplace à l'artiste, qui doit être désintéressé au sens économique. On tord les concepts de PLATON (qui n'a jamais séparé art et technique) en méprisant l'aspect technique, mécanique, technologique de l'art.
Du néoplatonisme, on garde l'idée que l'art participe de l'Être et de l'Un, que sa valeur est celle qui est accordée à l'ÂME, qu'à célébrer l'art on célèbre la Nature et Dieu. Il faut travailler à être NATUREL. L'art doit frayer avec le SACRÉ. Du ROMANTISME et de l'ECOLE DE FRANCFORT, on garde l'idée que l'art doit être CRITIQUE vis à vis des a priori, des sacralisations. L'esprit d'avant-garde est garant de l'invention critique.
De NIETZSCHE et du ROMANTISME, on garde l'idée que le GÉNIE est au-dessus du bien et du mal, mais il faut aussi respecter la morale. De SCHOPENHAUER, on garde l'idée que l'art efface toute douleur, que l'état d'apesanteur, d'isolement sont souhaitables. L'art doit communiquer (KANT) même si l'artiste est isolé et l'art incommunicable.
Du courant de pensée démocratique vient l'idée que l'art doit être à la portée de tous, c'est la propriété de la communauté, il fait partie de l'histoire, de la nation, tout en étant universel.
La rumeur théorique s’accommode de ces contradictions et utilise les arguments comme le rhéteur pour sa rhétorique. Ce genre de discours alogos, en dehors de la logique, de l'érudition et de la connaissance contribue à former autour de l'art un nuage de SENS (bon sens et lieux communs) qui nous maintient en suspension, séduits, troublés, confus à l'endroit de l'art. Cette rumeur théorique issue des pensées qui se sont formées au contact des pratiques, ont pris l'allure d'un palimpseste, solide structure de plusieurs millénaires. Sur cette rumeur théorique s'appuie notre inébranlable CROYANCE dans l'art.
Les théories ne sont pas des ajouts inutiles mais le milieu indispensable pour la vie des œuvres, dans lequel l'ŒUVRE se développe. L'œuvre en soi n'existe pas, il lui faut une mise en forme, une mise en site. La théorie a construit ce site et le maintient vivant. Il lui faut ces médiations, ce travail de commentaire pour être reconnue comme œuvre.
CAUQUELIN Anne, "Les théories de l'art", coll. Que sais-je ?, PUF, 1998, 127 p.
CHALUMEAU Jean-Luc,"Les théories de l'art", Éd. Vuibert, 1994, 137 p.
DELACROIX ("Ércits sur l'art", Librairie Séguier, 1988, p.56) écrit : "dessiner n'est pas reproduire un objet tel qu'il est, ceci est la besogne du sculpteur, mais tel qu'il PARAÎT, et ceci est celle du dessinateur et du peintre." Les théories de l'art ne sont pas nécessaires pour aimer l'art. "Pas plus qu'il ne nous fallait une théorie de l'amour pour être amoureux, ne nous faut-il une théorie de l'amour de l'art pour aimer l'art" (Thierry de DUVE, "Au nom de l'art, pour une archéologie de la modernité", Éd. de Minuit, 1989, p.40).
Le concept d'art peut donner lieu à deux types d'erreur : "l'une d'ordre philosophique et l'autre de nature simplement critique. La première revient à interpréter un objet qui n'est pas candidat à l'art, et la deuxième réside dans le fait de fournir une mauvaise interprétation d'un objet de type adéquat" (Arthur DANTO, "L'assujettissement philosophique de l'art", Éd. du Seuil, 1993, p.64).
Les INTERPRÉTATIONS sont des FICTIONS qui transforment des objets matériels en œuvre d'art. Comment séparer l'art de ce qui n'en est pas ? Expliquer son évolution ?
Il y a cinq grandes familles de théories de l'art : phénoménologie de l'art, psychologie de l'art, sociologie de l'art, formalisme et analyse structurale. Des apports méthodologiques sont venus du marxisme, de la psychanalyse et des sciences humaines. (CHALUMEAU Jean-Luc, "L'art comme enjeu théorique", Éd. du Chêne, Paris, 1991, Ière partie, "Lectures de l'art").
Phénoménologie de l'art : KANT (chapitre 6, section 1) et HEGEL (chapitre 6, section 2) sont considérés comme des fondateurs de phénoménologie de l'art, puis suivra MERLEAU-PONTY (chapitre 10, section 1).
Il s'agit de comprendre comment l'homme PERÇOIT et INTERPRÈTE les images (littéralement, comment se passe ce phénomène ?), qu'il soit artiste-créateur ou spectateur-récepteur.
Jean-Paul SARTRE a proposé un exemple d'analyse phénoménologique de l'image dans "L'imaginaire" qui prend appui sur KANT et HEGEL. La Ière partie, "Structure intentionnelle de l'image" étudie les contenus (phénomènes) de la conscience dans le cas particulier des dessins schématiques : "il suffit d'un rudiment de représentation (un schéma de corps humain) pour que tout le savoir s'y écrase, donnant ainsi une espèce de profondeur à cette figure plate" ("L'imaginaire", Gallimard, "Idées", 1940, p.65).
SARTRE dit : "ce qui se manifeste à travers (le tableau cubiste), c'est un ensemble IRRÉEL de choses neuves, (...) qui n'existent point dans le tableau, ni nulle part dans le monde, mais qui se manifestent à travers la toile et qui se sont emparés d'elle par une espèce de possession". "C'est l'ensemble de ces objets irréels que je qualifierai de BEAU". "L'objet esthétique est constitué et appréhendé par une conscience imageante qui le pose comme irréel." "Voilà pourquoi KANT a pu dire qu'il était indifférent qu'un objet beau (...) soit pourvu ou non d'existence." "Voilà pourquoi SCHOPENHAUER a pu parler d'une sorte de suspension de la Volonté de puissance", ("L'imaginaire, Psychologie phénoménologique de l'imagination", Gallimard, 1940, "Idées", 1971).
Il y a deux types de conscience : l'une qui traite les objets pour eux-mêmes, la conscience perceptive, l'autre qui les traite comme quasi-objets, la conscience imagée irréalisante qui est mise en jeu dans la contemplation des œuvres d 'art. Tout objet pouvant fonctionner soit comme RÉALITÉ présente, soit comme IMAGE, il en résulte que c'est le regardeur qui, par son choix, détermine le STATUT de cet objet. Par exemple Jasper JOHNS joue sur l'ambiguïté entre les vrais drapeaux et ses drapeaux peints.
En psychologie de l'art, Sir Ernst GOMBRICH (chap 10 section 6) est le plus important historien d'art contemporain s'appuyant sur la psychologie. En France, travailleront Emile Mâle, Elie Faure, André Malraux ("Les voix du silence", 1951), René HUYGHE. Selon Malraux, le non-artiste est persuadé que l'art est un moyen d'exposition de sentiments, or "l'artiste crée moins pour s'exprimer que pour créer". Ce sont des sentiments métamorphosés et surmontés, et tout grand artiste regarde les œuvres des créateurs qui l'ont précédé. GOMBRICH note dans "L'art et l'illusion" que l'artiste a besoin d'un vocabulaire qu'il découvre chez d'autres artistes avant de tourner ses regards sur la vie et les sentiments vécus dans la vie.
MALRAUX ("Les Voix du silence", Gallimard, 1951, p.63) disait "l'union, dans notre culture, d'arts très différents est rendue possible parce que les œuvres se sont séparées d'une partie de ce qu'elles exprimaient (...). Toute œuvre survivante est amputée, et d'abord de son TEMPS."
En sociologie de l'art, Frédérick ANTAL fait une première tentative de sociologie de l'art : selon lui, on ne peut comprendre l'origine et la nature des styles coexistants "qu'à condition d'étudier les différents groupes de la société, de reconstruire leur philosophie, et alors de pénétrer leur art."
Arnold HAUSER a composé "Histoire sociale de l'art" publiée à New York en 1951. Il se préoccupe d'établir des liens entre les procédés artistiques et les méthodes de composition littéraire. Pour la sociologie de l'art, l'artiste se situe par rapport à des données sur lesquelles il agit à son tour.
II n'y a pas de nature en soi, elle et toujours doublement TRANSPOSÉE, d'abord par la société, ensuite par le créateur. Pour Michel FOUCAULT, nous ne connaissons que ce que la structure mentale de notre temps nous permet de concevoir. Le véritable créateur lutte contre les systèmes de représentation NORMALISÉS de la société et notamment les "images" qu'elle sécrète, (...) il retourne et éventuellement CONTREDIT les signes sociaux. Selon Jean DUVIGNARD, LUKACS croyait que l'on pouvait établir "des corrélations entre l'expérience sociale tout entière et l'expression qu'un individu propose de son époque à travers une représentation imaginaire" ("Sociologie de l'art", PUF, 1967, p.23).
Les œuvres de peinture, architecture, sculpture constituent d'après Jürgen HABERMAS, la "voûte d'intelligibilité" d'un groupe social, qui établit sa COHÉSION à la fois sensorielle et spirituelle. En France, Pierre FRANCASTEL est le plus grand représentant de la sociologie de l'art (chap 10, section 2).
Le formalisme : le fondateur de l'interprétation formaliste de l'art est Heinrich WÖLFFLIN (chap 7, section 4), qui ne s'attache pas aux contenus de l'art (les sujets et les motifs) mais aux PROCÉDÉS, aux formes. Roland BARTHES a ébauché une méthode d'approche des images. Son séminaire était intitulé "Systèmes contemporains de significations : systèmes d'objets" (1962-1964). Il empruntait ses méthodes à la linguistique et définissait cependant son objet comme l'ensemble des "langages non linguistiques" parmi lesquels l'imagerie publicitaire, la musique et la peinture. Il cherchait à surmonter la contradiction entre langue codée et image analogique. Jean-Louis SCHEFER et Louis MARIN ont depuis cherché à constituer l'image comme effet de LECTURE.
L'analyse structurale : son fondateur est Erwin PANOFSKY (chap 7, section 6), il pense qu'une forme est autre chose que la totalité de ses éléments : l'œuvre aurait une structure ("La perspective comme forme symbolique"). Michel FOUCAULT ("Les mots et les choses") explique que dans le "Portrait des Arnolfini" de Jan VAN EYCK, le miroir n'est pas le centre géométrique du tableau, mais son centre imaginaire. La représentation en peinture est faite d'un écart calculé entre l'organisation géométrique du tableau et sa structure imaginaire. Hubert DAMISCH dit que la peinture "dispose (...) des moyens de faire retour sur elle-même, du point de vue et dans les formes qui sont les siennes" ("Hubert DAMISCH, "L'origine de la perspective", Flammarion, 1987, p.402) à propos de PICASSO qui reprend les "Ménines" de VELASQUEZ.
Les théories de l'art dans l'Antiquité : PLATON, en théorisant la triple attirance exercée sur l'âme humaine par la vérité, la beauté et le bien, a fondé toute la pensée philosophique d'Occident. Mais il a nié, dans le "Philèbe", que la beauté absolue pût se rencontrer dans les peintures ou les sculptures. Pour Arthur DANTO, la théorie platonicienne de l'art serait politique, "une manœuvre dans la lutte où l'art est considéré comme l'ennemi" ("L'assujettissement philosophique de l'art", Seuil, 1993), et "il se pourrait que la philosophie elle-même ne soit rien d'autre que l'assujettissement de l'art." PLATON craint les artistes et leur pouvoir d'ébranler la société. Il demande que les artistes excluent toute vision pessimiste au profit de la célébration de la divinité ou de la vertu.
ARISTOTE fait redescendre l'eidos (l'idée) platonicienne sur terre. Il prend en compte le plaisir que procurent les œuvres d'art, en distinguant le plaisir esthétique du plaisir sensuel : les plaisirs esthétiques de la vue, de l'ouïe, de l'odorat seraient DÉSINTÉRESSÉS. Comme PLATON, ARISTOTE ne dit pas que la beauté est l'essence de l'art, et pour lui la beauté de la nature est supérieure à l'art.
PLOTIN dépasse le concept de l'imitation en utilisant celui de l'ÉMANATION, venu d'Orient. Un objet matériel ne saurait devenir beau qu'en tant qu'il participe à la pensée qui descend du divin". L'art est ce par quoi la nature est transcendée. L'artiste transforme la matière (le laid) en une forme rationnelle (le beau). L'IMITATION de la NATURE est considérée comme une production indépendante de la nature et parallèle à elle.
La RENAISSANCE : Cennino CENNINI : Son "Traité de la peinture" présente les recettes des peintres selon les traditions gothiques florentines. CENNINI codifie ou invente un vocabulaire spécifique qui restera celui des ateliers jusqu'à aujourd'hui : disegno (dessin), maniera (manière), naturale (naturel), moderno (moderne), colorire (colorer), sfumare (estomper). CENNINI raisonne à partir de GIOTTO qui "amena l'art de peindre du grec au latin et le rendit MODERNE ; et qu'il eut l'art le plus accompli qu'eut jamais personne". Selon CENNINI, on ne peut apprendre la PEINTURE qu'en COPIANT les modèles d'un maître. Par cette PRATIQUE (et non par une théorie) nourrissant l'imagination, le peintre deviendra lui-même. La NATURE est certes le meilleur maître, mais il est bon qu'il ne soit pas le premier. Ce que CENNINI appelle le SENTIMENT dans le dessin, c'est le STYLE, qu'on apprend par l'exemple du MAÎTRE et dont on se servira pour affronter la nature : cette dernière doit être corrigée par le style, et, symétriquement, le style par la nature. CENNINI définit ainsi la PEINTURE : "Pour l'art qu'on appelle l'art de la peinture il faut avoir l'IMAGINATION, au moyen de l'opération de la MAIN, de trouver des choses non vues (ayant l'APPARENCE des choses naturelles) et les fixer avec la main, en faisant voir comme RÉEL ce qui n'est pas." Selon CENNINI, l'artiste doit imaginer et son imagination doit paraître réalité. Il dit "la base de l'art, c'est le dessin et la couleur", le DESSIN est le dessin matériel et aussi le "dessin dans la tête", c'est-à-dire la première idée de l'image. Le dessin ne saurait être décoration, simple effet de métier comme on le croyait au Moyen Âge. CENNINI, en démontrant la supériorité de l'EXPRESSION sur la DÉCORATION, prépare la RENAISSANCE.
Léon-Battista ALBERTI est artiste essentiellement architecte et théoricien. Il considère l'ÉDIFICE comme un ORGANISME vivant. Sa beauté résultera pour une part importante d'une adaptation parfaite à sa fonction. Il associe les trois termes necessitas, commoditas et voluptas. Il consigne ses idées dans deux ouvrages : "Traité de la peinture" et "De l'architecture" : "La peinture ne sera autre chose que l'intersection de la pyramide visuelle, selon une distance donnée en plaçant le centre et en en déterminant les lumières sur une certaine surface artificiellement représentée par des lignes et des couleurs." L'art est pour lui un moyen de connaître, et la peinture est la connaissance de la nature en perspective. ALBERTI a contribué à forger le mythe de l'artiste de la RENAISSANCE, magicien informé de la nature physique, et capable d'agir sur elle. Ses modèles se nomment BRUNELLESCHI, DONATELO, MASACCIO. Contre PLATON qui avait condamné l'APPARENCE, il s'agit d'inviter le peintre au naturalisme. La beauté ne se trouve pas par raison mathématique, mais d'abord par contemplation physique : "Beaux sont les visages qui ont leurs surfaces unies de façon que les lumières et les ombres soient agréables et douces sans dureté de contour." Il s'agit ensuite de parvenir à l'expression morale : les mouvements du corps expriment les mouvements de l'âme. Les compositions ne doivent pas être trop riches (CENNINI appréciait l'emploi de l'or, ALBERTI le condamne). Selon ALBERTI, l'excès de décoration nuit à la recherche de la beauté. ALBERTI définit ce que réalise la peinture florentine du QUATTROCENTO : perspective, couleur subordonnée au clair-obscur pour préciser la forme plastique. ALBERTI recommande l'équilibre entre l'idéal et le réel, entre le sentiment mystique du monde et l'observation impartiale de la nature, qui est la conception de l'homme au QUATTROCENTO florentin. L'idéal plastique se marie harmonieusement à la théorie scientifique.
C'est à ALBERTI que l'on doit la définition du tableau comme "fenêtre ouverte sur le monde" : "je trace un quadrilatère à angles droits (...), lequel je répute être une fenêtre ouverte par laquelle je regarde ce qui y sera peint" (ALBERTI, "Della Pittura", liv. 1, Laterza, Bari, 1975). Cette conception du tableau sera celle de tout l'Occident, au moins jusqu'à l'apparition de la peinture abstraite.
Léonard de VINCI : DE VINCI a dépassé la théorie de l'imitation de la nature d'ARISTOTE et celle de l'émanation divine de PLOTIN. L'artiste ne se dissout pas en Dieu : il CONNAÎT la nature grâce à son INTELLIGENCE, et son intelligence est à l'origine de l'art. Le "Traité de la peinture" (1490) sont les méditations de DE VINCI sur la peinture COSA MENTALE (Serge BRAMLY, "Léonard de Vinci", J.-C. Lattès, 1988). Il réfléchit à l'intégration du PAYSAGE au tableau : il peint à la fois l'infiniment petit (herbes et cailloux dès "L'annonciation" et l'infiniment grand grâce au SFUMATO. DE VINCI écrit : "si tu méprises la peinture, qui seule peut IMITER tous les produits visibles de la nature, tu méprises à coup sûr une invention subtile, qui par ses RAISONNEMENTS PHILOSOPHIQUES et DIFFICILES examine toutes les QUALITÉS des formes, les mers, les sites, les plantes, animaux, herbes, fleurs, tous baignés d'OMBRE et de LUMIÈRE. Et cette SCIENCE est vraiment la fille légitime de la NATURE, car c'est la nature qui l'a engendrée ; mais pour être précis, nous l'appellerons petite-fille de la nature, parce que la nature a produit toutes les choses visibles, et de ces choses est née la peinture. Nous l'appellerons donc petite-fille de cette nature et parente de Dieu" (DE VINCI, "La peinture", Hermann, 1964, p.41). DE VINCI a une théorie cosmogonique, est fasciné par les pouvoirs de l'eau, par les moindres détails (murs maculés de taches, pierres de couleurs mélangées) : "si tu devais inventer quelque site, tu pourrais y voir l'image de divers paysages ornés de montagnes, fleuves, rochers, arbres, grandes plaines, vallées, collines. Bien mieux, tu pourrais y voir diverses batailles et actions rapides de figures, d'étranges expressions de visages, des coutumes et un nombre infini de choses".
Autour de sa peinture de "Léda" convergent des notations philosophiques sur le mystère de la conception, l'organisme féminin. Des écrits ont été perdus, mais DE VINCI aura incarné un type humain nouveau, celui du Sage.
Il pense que la BEAUTÉ en PEINTURE est une gradation de l'OMBRE : "trop de lumière fait cru ; trop d'ombre ne laisse pas voir ; c'est le milieu qui est bon". Mais il convient aussi de rendre compte du MOUVEMENT, source de toute VIE et explication scientifique de la nature. DE VINCI met la forme en rapport avec l'atmosphère où elle baigne. Il préconise la technique de l'ÉBAUCHE qui se limite aux effets d'ombre (voir l'ébauche de la "Nativité"), figure et fond doivent se confondre sans aucun contraste, sans CONTOUR précis. Le penseur et le peintre ne font qu'un : l'ombre va au-delà de la technique : elle exprime un sentiment MYSTIQUE, comme dans la "Vierge aux rochers".
Albrecht DÜRER ("Traité des proportions") et Luca PACIOLI ("De divina proportione", 1509) veulent donner à l'art une loi MATHÉMATIQUE (contrairement à la tradition allemande qui est pratique). Jacopo DE BARBARI fait le lien entre Venise et l'Allemagne, il décore le château de Wittenberg et initie DÛRER à la construction mathématique des figures. Cependant DÛRER reconnaît que seule l'intelligence divine connaît la PERFECTION absolue. La volonté de tout mesurer avec précision permet seulement d'approcher la beauté. Après, chaque artiste doit agir seul à la grâce de Dieu.
Giorgio VASARI est considéré comme l'inventeur de l'histoire de l'art (par Julius Von SCHLOSSER ("La littérature artistique", 1924, Flammarion, 1984) et PANOFSKY ("L'Œuvre d'art et ses significations", Gallimard, 1969). VASARI était architecte, peintre, collectionneur, fondateur d'académie et a livré des informations sur ses pairs, de CIMABUE à la fin du XVI°s, mais ces informations comportent des erreurs, des règlements de compte, des manœuvres, attribuant une valeur subjective aux artistes. La vision générale de l'art de VASARI se résume à la "loi des trois états" du dessin (XIV, XV et XVI°s), qui est un progrès vers la perfection qui aboutit à MICHEL-ANGE : "l'art est allé aussi loin dans l'imitation de la nature qu'il est possible d'aller ; il s'est élevé si haut qu'il est à craindre de le voir s'abaisser" (Giorgio VASARI, "Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes", 1550-1568, Berger-Levrault, Paris, 1983, vol.3, p.18). En Antiquité, XÉNOCRATE avait tracé une histoire des PROGRÈS de l'art jusqu'au sommet incarné par Lysippe et Apelle. VASARI voit en MICHEL-ANGE et RAPHAËL la perfection de son époque. VASARI critique GIOTTO pour son dessin des yeux en amande : à l'époque de VASARI, les yeux étaient dessinés en forme de sphère. VASARI condamne le MANIÉRISME, il lui semble qu"il ne sert à rien pour un artiste de vouloir dépasser un maître dans un domaine qui ne correspond pas à son talent particulier. Inventeur de l'histoire de l'art, VASARI glorifie sa cité, Florence. VASARI inspire Carel Van MANDER ("Livre des peintres", 1604), et Joachim Von Sandrart ("Academia todesca della architectura, scultura e pittura", 1675-1679). Avec WINCKELMAN, l'histoire de l'art devient plus CRITIQUE et sépare le sujet de l'objet.
CLASSICISME et BAROQUE au XVII°s : Nicolas POUSSIN rédige le début d'un "Traité d'art", dont seul un fragment a été conservé. Les préoccupations de POUSSIN sont l'ORDRE, la CLARTÉ, la SIMPLICITÉ. La peinture de POUSSIN synthétise la NATURE et l'HISTOIRE. Il communique l'idée d'infini et d'immobilité. Pour RAPHAËL, la figure humaine était l'élément principal de la représentation. Pour POUSSIN, l'homme possède le pouvoir d'appréhender la nature autour de lui, sa touche colorée engendre la forme (contrairement à CARRACHE qui procède par contour puis remplissage coloré). Pierre FRANCASTEL propose de rapprocher POUSSIN et LA FONTAINE, au style analytique. Pour POUSSIN, pour que la MANIÈRE du peintre puisse s'élever, il faut que le sujet soit grand (scène héroïque, méditation philosophique), et que la composition soit naturelle.
Roger de PILES écrit "Apologie de RUBENS" qui déclenche une querelle entre poussinistes et rubénistes. Les poussinistes défendent le dessin, les antiques, le "grand goût", les rubénistes défendent la couleur et la vérité. Dans "Abrégé de la vie des peintres", De PILES reprend les idées de FÉLIBIEN et introduit la notion de GÉNIE, sans lequel on ne peut pas être artiste. Si l'on se limite à l'imitation des maîtres et le respect de l'Académie, l'art devient une habitude. DE PILES prépare les esprits à accepter les audaces de WATTEAU, il rappelle que REMBRANDT s'affirmait "peintre" et non "teinturier". Il admire RUBENS et l'école vénitienne (de TITIEN à VÉRONÈSE). DE PILES note chaque peintre (dessin, coloris, composition, expression).
Le néo-classicisme : Johann Joachim WINCKELMANN écrit "Considérations sur l'imitation des œuvres grecques dans la peinture et la sculpture" en 1755 puis " Histoire de l'art de l'Antiquité" en 1764. Il s'agit du premier projet d'un développement historique du style et d'élaboration de catégories esthétiques. L'idéal de WINCKELMANN était la noble simplicité et le caractère calme et grandiose. Il voit une progression puis une décadence dans l'art grec (le sublime avec PHIDIAS et le beau avec PRAXITÈLE,LYSIPPE ET APELLE), puis dans l'art "moderne" (le sublime avec RAPHAËL et MICHEL-ANGE, le beau avec LE CORRÈGE ET RENI, l'imitation avec les CARRACHE et MARATTA). WINCKELMANN est plus proche de la légende que de l'analyse scientifique.
Anton Raphaël MENGS écrit que l'objet de la peinture est "l'imitation de la vérité, c'est-à-dire l'apparence de toutes choses visibles" ("Pensée sur la beauté et le goût dans la peinture", 1762, dans Repères n°47, Cahiers d'art contemporain, Galeire Lelong, 1988, p.19).
MENGS s'attaque au baroque et au rococo et défend la beauté absolue des statues grecques, comme WINCKELMANN. Pour lui, RUBENS est le style vicieux.
Denis DIDEROT défend la liberté d'expression de l'artiste ("Salons", "Essai sur la peinture"). Il utilise des formules littéraires nouvelles pour faire pénétrer le lecteur dans le monde de la peinture. Il est le fondateur de la critique d'art moderne (Gérard-Georges Lemaire, "Le salon de DIderot à Apollinaire", Éditions Veyrier, Paris, 1990).
Le ROMANTISME : Eugène DELACROIX rédige un "Journal" pour défendre ses idées et combattre les critiques : "les gens du métier contestent aux faiseurs de théorie le droit, de s'exprimer sur leur terrain et à leurs dépens" (DELACROIX, "Écrits sur l'art", Librairie Séguier, 1988). La COULEUR préoccupe DELACROIX, contre INGRES et l'école moderne "qui prennent la recherche seule du dessin pour une qualité et qui lui sacrifient tout le reste". Il compare RAPHAËL et VÉRONÈSE : "on trouvera chez (Raphaël) une harmonie de lignes (...). Cependant (...) la grande recherche des formes en général (introduit) dans cette composition une sorte de froideur ; ces saints et ces docteurs ont l'air de ne point se connaître" (A propos de "Dispute du Saint-Sacrement"). "Dans le festin de Paul Véronèse" (les "Noces de Cana") , "je vois des hommes comme je les rencontre autour de moi (...)."
Charles BAUDELAIRE est le créateur de la "critique créatrice". Il se réfère à DELACROIX tout au long de sa carrière de critique. Il pense que la critique doit être partiale, passionnée, politique : "qui dit romantique dit art moderne, c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts". Il rejette très vite les naturalistes pour leur préférer les imaginatifs. Il déteste l'art philosophique inspiré de HEGEL, car pour lui, la peinture doit susciter des sentiments et des rêves, non des raisonnements. Il n'aime pas la pure science du dessin de INGRES : Ingres est "dénué de ce tempérament énergique qui fait la fatalité du génie". Du dessin de DELACROIX il dit qu'il est une vérité élémentaire méconnue : "un bon dessin n'est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force, que le dessin doit être comme la nature, vivant et agité ; que la simplification dans le dessin est une monstruosité (...), que la nature nous présente une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées (...)". Pour défendre COROT, il dit "il y a une grande différence entre un morceau fait et un morceau fini - en général ce qui est fait n'est pas fini, et une chose très finie peut n'être pas faite du tout".
Il parle de son époque : "puisque tous les siècles et tous les peuples ont leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre" ("Écrits sur l'art 1", Gallimard et Librairie générale française, 1971, p.252).
John RUSKIN : il s'inspire de WORDSWORTH, du Romantisme, du renouveau gothique et de l'"anglo-catholicisme" des années 1840. Il publie "Modern painters", 1843 pour célébrer TURNER et dans "Seven lamps of of architecture" (1849) il formule son dogme : l'art s'enracine dans le SACRÉ. Pour lui, l'art et la moralité se confondent. Il écrit "Les pierres de Venise" qui célèbre le gothique et dénonce les maniéristes et les baroques. Il juge les œuvres d'après la moralité supposée de leur auteur. Il voit une histoire des schèmes visuels se décliner ainsi : l'école primitive privilégiait la LIGNE, la céramique grecque la LIGNE et la LUMIÈRE, les vitraux gothiques la LIGNE et la COULEUR, Léonard et son école la MASSE et la LUMIÈRE, Giorgione et son école LA MASSE et la COULEUR, Titien et son école la MASSE, la LUMIÈRE, et la COULEUR.
La philosophie esthétique allemande : Emmanuel KANT décompose le jugement esthétique en 4 moments : la qualité (le caractère désintéressé), la quantité (le beau plaît universellement et sans concept), la relation (le jugement de goût est un jugement réfléchissant et celui qui juge éprouve une certaine harmonie de ses facultés représentatives), la modalité (le caractère nécessaire). Le jugement de goût se fonde sur un concept (sans concept, on ne pourrait même pas en discuter) mais indéterminé (sans preuve possible) ("Critique de la faculté de juger", Philonenko, Vrin, 1979). Le GOÛT chez KANT est la faculté de juger du beau, que ce soit le beau naturel ou le beau artistique. Il fonde l'autonomie du sensible par rapport à l'intelligible. Il fait le lien entre la faculté de juger et la moralité : "prendre un intérêt immédiat à la beauté de la nature (...) est toujours le signe d'une âme qui est bonne (...) l'existence (du produit de la nature) lui plaît, sans qu'aucun attrait sensuel n'intervienne (...). Ce privilège de la beauté naturelle sur celle de l'art (même si celle-ci l'emporte sur la première par la forme) d'inspirer seule un intérêt immédiat, s'accorde avec la manière de penser éclairée et sérieuse de tous les hommes qui ont cultivé le sentiment moral" (Ibid.). Avant KANT, l'esthétique était rationaliste (PLATON, LEIBNIZ). Une œuvre valait par la noblesse de son sujet et la vérité qui devait y régner. En assumant l'autonomie de la sensibilité par rapport aux deux versants de l'intelligible (théorique et pratique), KANT donne à la beauté une existence propre et cesse d'être le simple reflet d'une essence extérieure (Luc FERRY, "Homo Aestheticus. L'invention du goût à l'âge démocratique", Grasset, 1990). La naissance de l'esthétique est liée à un mouvement de retrait philosophique du divin, l'artiste cesse d'être voué à l'expression du divin et rivalise avec lui. Contrairement aux classiques, KANT montre que l'art ne relève pas du concept de perfection. Sa mission est de créer inconsciemment une œuvre inédite douée d'emblée de signification pour tout homme. L'artiste de génie ne suit pas des règles puisqu'il les invente : "le créateur d'un produit qu'il doit à son génie ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s'y rapportent (KANT cité par Luc FERRY, op. cit., p.17). Le génie selon KANT, sait "rendre universellement communicable ce qui est indicible", à l'opposé de l'esprit d'imitation qui fondait la conception classique de l'art. Le GÉNIE engendre des réalités autonomes, des phénomènes qu'il importe de comprendre et de juger (de goûter). Le goût est la faculté de juger elle-même.
Friedrich SCHLEGEL et son frère August-Wilhelm ont construit une histoire de la littérature pour légitimer la sacralisation de la poésie. Typiquement romantiques, ils voient l'essence d'un objet esthétique dans son âme. Leur histoire de l'art est allégorique (VAN EYCK incarne l'idéal chrétien, RAPHAËL l'idéal païen, ALTDORFER l'idée allemande chevaleresque.
Friedrich Wilhelm SCHELLING est le fondateur de l'esthétique idéaliste avec HEGEL. L'ART serait l'accomplissement de tous les discours fondamentaux (religion, philosophie, politique, éthique). Dans l'œuvre d'art, l'infini s'exprime sous un mode fini, ce qui est pour SCHELLING la définition de la beauté. L'artiste n'imite pas la nature : il rivalise avec elle. "La nature a été remplacée parles belles œuvres de l'Antiquité."
HEGEL écrit : "les statues sont maintenant des cadavres que leur âme vivante a quittés (...)". Lorsque nous apprécions ces œuvres, nous n'accédons pas à l'"intériorité de la réalité culturelle qui a produit les œuvres et leur a insufflé son esprit" ("Phénoménologie de l'esprit", Éd. Hoffmeister, Meiner Verlag, Hambourg, 1952, p.523, cité par Jean-Marie SCHAEFFER, "L'art de l'âge moderne", Gallimard, 1992, p.187).
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL au contraire place l'art plus bas que la philosophie. HEGEL tente d'agencer l'herméneutique historique (projet romantique) à l'analyse sémiotique des arts (qui remonte à ARISTOTE). L'art symbolique sépare le contenu spirituel et la réalisation sensible. L'art classique est l'adéquation du contenu et de la forme, l'achèvement du royaume de la beauté. A partir de l'art romantique, HEGEL considère le christianisme comme la vérité révélée. Aucune réalité sensible ne saurait traduire la richesse de l'âme. L'art s'éloigne de l'aspect plastique vers l'intériorité, mieux rendue par la peinture, la musique et la poésie. L'art est "le premier anneau intermédiaire" destiné à rattacher le sensible à la pensée pure ("L'Esthétique"), puis vient la religion et enfin la philosophie. Notre rapport à l'art serait aujourd'hui extérieur comme le souligne HEIDEGGER dans le livre de Jean-Marie SCHAEFFER "L'âge de l'art moderne", op. cit., p.146) : "l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de vivre encore dans le monde de l'art a une contrepartie positive : nous pouvons comprendre ce que fut l'art, nous pouvons en dénoncer l'essence et la vérité profondes. La mort de l'art rend possible le savoir spéculatif le concernant comme le cadavre rend possible la médecine légale."
Arthur SCHOPENHAUER établit une doctrine philosophique du BEAU. Pour SCHOPENHAUER, la raison est responsable des erreurs comme de la vérité, des superstitions comme des dogmes, de la pensée et de la poésie. Le philosophe et l'artiste ont la même faculté : le GÉNIE, ou la "capacité des intuitions originaires". SCHOPENHAUER distingue trois sphères ontiques (concrètes) : la volonté (inconnaissable, qui est l'Être), les forces naturelles accessibles au savoir extatique de l'Art et de la philosophie, le monde donné par l'intuition et le savoir scientifique. Son esthétique est une esthétique de la contemplation. La première condition est le désintéressement, la deuxième condition est que l'objet contemplé doit exprimer son Idée. La métaphysique de l'art étudie la faculté du GÉNIE qui donne naissance à la connaissance des Idées que l'œuvre ne fait que reproduire. Selon SCHOPENHAUER, l'art est intuitif, donne une connaissance évanescente, fragmentaire, provisoire, virtuelle, implicite, donne une libération momentanée alors que la philosophie donne une connaissance de l'essence de l'univers dans sa totalité, actuelle, explicite, permet la rédemption de l'homme. Les arts plastiques servent l'aspect cognitif en permettant la contemplation des Idées, la tragédie sert l'aspect éthique, la musique sert l'expression.
Frédéric NIETZSCHE évolue d'une position théorique proche de SCHOPENHAUER à une vision contradictoire. Dans un premier temps, NIETZSCHE pense que l'art sublime la vie en l'esthétisant (il prend pour exemple Richard WAGNER). Dans "La naissance de la tragédie", NIETZSCHE propose quatre définitions de l'art : 1. Cognitive (l'art est une connaissance extatique de l'être profond du monde), 2. Affective-éthique (l'art est une consolation qui permet à l'homme de continuer à vivre), Ontologique (philosophie de l'Être) : l'art n'est qu'une illusion. 4. Cosmologique : l'art serait le jeu que l'univers joue avec lui-même. Pour NIETZSCHE, la tragédie réalise a synthèse absolue du dionysiaque et de l'apollinien par la musique (chœur) et la représentation (dialogue). Pour lui, le véritable art est la tragédie, elle révèle le fond de l'Être. C'est un lieu contradictoire où la vérité se manifesterait, entre le dionysiaque qui est la vérité, mais ineffable, alors que l'apollinien est la représentation, mais illusoire. NIETZSCHE entreprend la destruction de la morale, la religion, la métaphysique et l'art, qui ne font que construire des mondes imaginaires. L'art "rend supportable le spectacle de la vie en la recouvrant d'un voile de pensée trouble" : il l'embellit et protège les hommes contre la vérité. Il correspond à l'enfance de l'humanité : il embellit la nature tant que l'humanité n'est pas capable de voir la vérité en face. Avec "Zarathoustra", les arts retrouvent paradoxalement une valeur cognitive. Si le monde n'est qu'une projection, les arts en tant que créations sont le mode le plus lisible de cette activité projectrice. L'art ne saurait rien nous apprendre sur l'être dans sa vérité ultime, puisqu'il n'y a pas d'être ultime, mais il nous montre comment naissent les mondes : par une activité créatrice projectrice de l'homme.
Martin HEIDEGGER attribue le premier rôle à l'art et tente de renouveler la théorie romantique. Les œuvres de l'art moderne "ne jaillissent plus marquées au sceau des limites d'un monde du populaire et du national. Elles appartiennent à l'universalité de la civilisation mondiale" (HEIDEGGER cité par P. LACOSTE-LABARTHE, "La fiction du politique", Bourgois, 1987).
Les historiens de l'art héritiers de la philosophie esthétique allemande : pour Karl Friedrich von Rumohr, l'œuvre d'art n'est pas seulement la métaphore d'une idée : elle fait partie en tant que telle du tissu des activités sociales, elle réagit et participe à la vie de la communauté. "En art, comme dans la vie en général, l'énergie, l'intensité, la portée, la bonté et la douceur, la précision et la clarté du but que l'on se donne prétendent à juste titre à notre approbation" ("Italienische Forschungen", Francfort, 1920, cité par "Michael PODRO, "Les Historiens de l'art", Gérard Monfort, 1990, p.33).
Anton SPRINGER critique aussi HEGEL : "l'art (...) permet à la personnalité, réduite au silence dans la sphère de la loi, de rayonner dans sa plénitude" ("L'Éducation esthétique", 1855).
Aloïs RIEGL étudie l'évolution des styles ornementaux. Tout art possède une intention mais dans chaque culture, ce but est différent.
Heinrich WÖLFFLIN cherche à définir le style du XVI° et du XVII°s. Il pense que le style est l'expression de l'état d'esprit d'une époque et d'un peuple. Il ne s'attache pas aux contenus de l'art (sujets, motifs) mais aux procédés, aux formes. Il compare l'art classique du XVI°s, plus linéaire, avec des plans, des formes fermées, une unité, une clarté, des détails, qui favorise l'intellect (comme DÜRER, DE VINCI) et l'art baroque du XVII°s, plus pictural, profond, avec des formes ouvertes, multiple et fragmenté, obscur , expressif, en mouvement, avec des taches, suggestif, qui favorise l'émotion (comme REMBRANDT, VERMEER).
Aby WARBURG s'intéresse aux détails historiques et au contexte des œuvres. Il fonde l'histoire sociale de l'art.
Erwin PANOFSKY dit que l'historien de l'art doit décrire les particularités stylistiques ni comme des données mesurables ou déterminables par quelque procédé scientifique, ni comme des stimuli pour ses réactions subjectives, mais en tant qu'elles témoignent d'"intentions artistiques" ("L'Œuvre d'art et ses significations", Gallimard, 1969, p.47). PANOFSKY a le projet d'expliquer la structure interne de n'importe quelle œuvre d'art, en partant de l'hypothèse que cette structure correspond à celle de la pensée. Il crée la méthode iconologique. Le premier niveau d'interprétation est l'étape descriptive qui identifie objets et événements. Le deuxième niveau d'interprétation est la lecture des histoires et des allégories, et le rapprochement de l'œuvre avec les textes et images semblables. Le troisième niveau d'interprétation est la recherche du contenu qui révèle la mentalité de base de l'artiste et de son époque (la peinture religieuse médiévale compartimente le ciel et la terre alors que les gloires baroques relient les deux, ce qui traduit une sensibilité religieuse et une théologie différente). Comme l'œuvre d'art n'est qu'un symptôme parmi d'autres, il faut la confronter à la littérature, la philosophie, la science. PANOFSKY étudie la période la RENAISSANCE et le phénomène de décloisonnement entre science et art, contrairement à la période médiévale et à la période classique, cloisonnées. La période allant de GIOTTO au CARAVAGE, d'OCKHAM à GALILÉE a souvent été décrite comme une apogée de l'art et une dépression dans les sciences. Grâce à l'apport d'artistes, la science va devenir expérimentale, et l'art va s'accompagner d'appuis théoriques et devenir "art libéral". (Une tapisserie en Espagne vers 1420 représente St Jean Baptiste à l'état d'embryon par transparence dans le corps de sa mère, car la brodeuse était une femme et possédait ce savoir des accoucheuses, contrairement aux scientifiques de l'époque). Les sciences d'observation prennent de l'essor grâce aux techniques de représentation. Marsil FICIN, néoplatoniste, synthétise PLATON, l'écriture sainte et les sciences. Par sa méthode, PANOFSKY impose l'idée que l'histoire de l'art relève de la CONNAISSANCE, non du goût. PANOFSKY cherche les significations des œuvres en s'appuyant sur des sources littéraires, ce que lui reproche Georges DIDI-HUBERMAN qui pense qu'il faut prendre en compte l'événement pictural et goûter la peinture (G. DIDI-HUBERMAN, "E. Panofsky, introduction à l'édition française des Essais d'iconologie", Gallimard, 1967.
Les théoriciens de l'art marxistes : Karl MARX pense que l'idéologie de la classe dominante aliène le reste de la population. L'art bourgeois est un art d'agrément. Le XIX°s est égoïste et avide, la conception de l'art l'est aussi. MARX souhaite que lorsque la propriété privée sera abolie, l'être humain pourra s'émanciper et "tout le monde sera alors artiste". MARX n'appréciait pas les artistes d'avant-garde de son temps (MANET et les IMPRESSIONNISTES) et admirait les académiques inspirés de l'Antiquité.
Pour Théodore ADORNO, l'art moderne est dans une situation sans issue. Toute œuvre innovante est récupérée par la société technicienne. Pour véritablement innover, l'artiste doit prôner le désordre, mais alors il est récusé par la classe dominante.
Herbert MARCUSE dit que l'œuvre d'art est authentique, universelle, et que "la peine et la joie, le désespoir et la fête, Éros et Thanatos ne peuvent se laisser dissoudre dans des problèmes de lutte de classes" (Herbert MARCUSE, "La dimension esthétique, pour une critique de l'esthétique marxiste", Le Seuil, 1979. Pour MARCUSE, l'art s'oppose à la société autant qu'il la transcende.
Les théories psychanalytiques de l'art : Sigmund FREUD découvre que la pulsion peut déplacer son but originel (sexuel) vers un autre but qui lui est psychiquement apparenté : c'est la capacité de sublimation de l'homme. L'artiste serait celui qui parvient à sublimer ses conflits, c'est-à-dire les symboliser. Pour FREUD, l'œuvre nous permet de ne plus refouler nos pulsions, à condition qu'elle ait un sujet support du discours de l'inconscient (la psychanalyse ne s'applique pas à l'art abstrait). FREUD voit dans "Sainte-Anne, la Vierge et l'Enfant Jésus", FREUD voit un portrait de la mère de Léonard de Vinci en Sainte Anne et un portrait de sa belle-mère en Vierge : le sourire de Sainte Anne cacherait la douleur et l'envie que la mère de Léonard de Vinci a peut-être ressenti en cédant son fils à sa rivale ("Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci", Gallimard, "Idées", 1977, p.141).
Jacques LACAN interprète la fonction de la vision : "quelque chose est donné non point tant au regard qu'à l'œil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt, du regard" ("Le Séminaire", Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p.102).
Les théoriciens de l'art contemporain : pour Maurice MERLEAU-PONTY, il faut se détourner de l'histoire pour laisser l'artiste à lui-même. Il voit le tableau comme une excroissance du regard humain, supérieur au langage.
Pierre FRANCASTEL renouvelle la sociologie de l'art en France.
CHALUMEAU Jean-Luc,"Les théories de l'art", Éd. Vuibert, 1994, 137 p.
Voir ESTHÉTIQUE