OEUVRE
Béatrice LENOIR, "L'œuvre d'art", Flammarion, 2012, 248 p.
Étienne SOURIAU, "Vocabulaire d'esthétique", PUF , 1990, 1408 p.
Béatrice LENOIR, "L'œuvre d'art", Flammarion, 2012, 248 p.
Les œuvres d'art nous sont à la fois familières et étrangères. Familières par leur omniprésence, et pourtant nous continuons à ne pas savoir ce qu'est une œuvre d'art. Qu'y a-t-il de commun entre les "belles représentations d'une chose" (KANT), achevées et autonomes, produits du savoir-faire et de l'inspiration, et les œuvres qui visent à détruire la notion même d'œuvre d'art ? (Anesthésie du goût, exclusion de toute délectation esthétique chez DUCHAMP, recherche d'un peinture "si méprisable que personne n'aurait envie de la pendre à son mur" par LICHTENSTEIN (E. LUCY-SMITH, "L'Art aujourd'hui", Bookking International, 1996, p.205)). La multiplication des courants et des écoles ajoute à la confusion au point que les œuvres modernes n'engendrent souvent qu'indifférence ou agacement chez un spectateur qui se sent privé des moyens de les appréhender. Aujourd'hui on se tourne vers les œuvres du passé qui semblent former un ensemble cohérent défini par la recherche de la BEAUTÉ, de l'harmonie, de l'intégrité. Pourtant cette cohérence est une illusion. Les conflits entre générations et écoles ne datent pas d'hier. Mais le public considère les artistes du passé comme CLASSIQUES et les visite avec respect (mais sans les voir), l'attention aux œuvres, à leurs combat n'est plus que l'affaire des spécialistes. Les œuvres ne sont jamais nées dans le consensus mais dans l'AFFRONTEMENT. La notion d'œuvre d'art recèle des contradictions qui nous troublent. L'œuvre d'art est le produit d'un savoir-faire mais les artistes accomplis (MATISSE, PICASSO) répètent qu'ils ont passé leur existence à DÉSAPPRENDRE ce qu'ils avaient appris, et qu'ils n'ont commencé à créer qu'au moment où ils avaient tout oublié. Nous cherchons à retrouver les règles auxquelles l'œuvre d'art obéit, pourtant leurs auteurs déclarent souvent qu'ils ont délaissé les RÈGLES et à leurs yeux comme aux nôtres, l'œuvre est une ÉNIGME. Les opposés s'engendrent et nous laissent désemparés : l'indispensable savoir-faire doit être oublié, la règle n'existe qu'à être singulière, l'auteur ne sait pas ce qu'il fait, l'œuvre qui nous éclaire est énigmatique. L'œuvre d'art est PARADOXALE en elle-même : tous les moyens utilisés s'évanouissent devant la perfection de l'œuvre achevée. Mais l'idée d'œuvre parfaite est aussi une fiction : le chemin qui mène à l'œuvre, l'inachèvement, l'ouverture constituent véritablement l'œuvre d'art qui est "Work in progress". Nos représentations habituelles mêlent ces deux tendances : la SACRALISATION et l'attention portée aux intentions, à la personne de l'artiste, aux conditions de réalisation de l'œuvre. Ces deux visions ne sont pas compatibles : si l'œuvre est autonome, les conditions de sa réalisation n'ont que peu d'intérêt. Si les conditions de la réalisation de l'œuvre priment, l'œuvre n'est que le signe de ce qui la dépasse et sa valeur est relative.
L'art sans œuvre
Peut-être se trompe-t-on de critère lorsqu'on cherche à définir l'œuvre d'art. La définition de l'œuvre d'art comme bel artefact se heurte à une objection. Définir ainsi l'œuvre d'art implique que l'on affirme le caractère UNIVERSEL de la beauté. Pourtant le phénomène de la variété des goûts semble contredire cette affirmation. On ne peut pas retenir un critère aussi relatif que celui de la BEAUTÉ pour définir une œuvre d'art. Cette conception relativiste est récente. Pendant longtemps, l'universalité du beau était la conception dominante et attribuait la variété des goûts aux différences qui existent entre les sujets (degré de sensibilité et d'information). HUME, KANT, HEGEL sont tous hostiles au relativisme. Les critiques qui s'élèvent contre la conception de l'universalité du beau dénoncent son caractère normatif, et mettent en doute sa validité. Par exemple le sociologue Pierre BOURDIEU dans "L'Amour de l'art" voit dans cette conception le masque sous lequel se dissimule une stratégie des dominants et des nantis pour préserver leurs privilèges en écartant, au nom de l'universalité, tous ceux qui ne sont pas des leurs. La beauté que chacun devrait savoir reconnaître et apprécier ne renverrait qu'à un code arbitraire maîtrisé par certains groupes.
On appelle aussi œuvre d'art de simples objets célèbres (les ready-made de DUCHAMP). Dès lors, il semble nécessaire de procéder autrement pour caractériser l'œuvre d'art.
Certains philosophes analytiques proposent une définition de l'œuvre d'art qui ne retient aucun critère de jugement de valeur. George DICKIE propose de distinguer deux sens du terme "œuvre d'art" : un sens ÉVALUATIF (pour faire un éloge) et un sens CLASSIFICATOIRE (appartenance à une classe d'objets) ("Définir l'art", in "Esthétique et Poétique", Seuil, 1992). Comment DICKIE s'y prend-t-il pour classer les objets en œuvre d'art ? Peut-être selon son appartenance à un GENRE (roman, poème, peinture, symphonie, chanson, bons ou mauvais) ? Ce critère n'est pas suffisant : on reconnaît comme œuvre des objets qui n'appartiennent à aucun genre reconnu. Faut-il s'en référer à la notion de CONVENTION artistique ? C'est ce que fait la théorie institutionnelle qui définit l'art comme un artefact produit en référence à des modes de représentations connus et acceptés par des praticiens et théoriciens de l'art (le MONDE DE L'ART) (voir DICKIE, Ibid. p.22 et Arthur DANTO, "Le Monde de l'art", in "Philosophie analytique et esthétique, éd. D. Lories, Méridiens Klincksieck, 1988, p.193-195). Selon Richard WOLLHEIM, autre philosophe analytique, il n'est pas sûr que l'on puisse séparer le fait d'être une œuvre d'art et le fait d'être une bonne œuvre d'art ("L'Art et ses objets, Essais additionnels I", Aubier, 1994, p.148). Il pense que l'œuvre d'art est un objet doué de qualités intrinsèques qu'il faut dégager. Certains théoriciens et artistes parlent plutôt de "PIÈCE" : "une œuvre d'art est tout simplement une "pièce" (d'art), une entité spécifiée par les conventions de la pratique artistique" (Timothy BINKLEY, ""Pièce" contre l'esthétique", in Esthétique et Poétique, op. cit., p.61). Le concept d'œuvre qui comprend achèvement, intégrité, perfection, peut être compris comme la simple expression historique de certaines conventions en matière d'art, aujourd'hui dépassées. Être un artiste ne consiste pas toujours à fabriquer quelque chose, mais plutôt à s'engager dans une entreprise culturelle qui propose des "pièces" artistiques à l'appréciation. Robert BARRY organisa un jour une exposition où RIEN n'était exposé : "Mon exposition en décembre 1969 à la galerie Art et Project d'Amsterdam va durer deux semaines. Je leur ai demandé de verrouiller la porte et d'y clouer l'avis suivant : Pendant l'exposition sera fermée" (Ibid. p.59). L'art consiste ici dans le fait que quelqu'un expose une déclaration par laquelle il se déclare artiste, reconnu par l'INSTITUTION. Mais comment penser d'une pièce qu'elle est bonne ou mauvaise ? Il est impossible de connaître les conventions artistiques auxquelles elle répond, car le monde de l'art est en perpétuelle transformation. On se retrouve ainsi à devoir soit se soumettre à un argument d'autorité qui fait juger toute pièce bonne dans la mesure où elle a été reconnue par une institution, soit se laisser aller à l'humeur de l'instant et ériger le caractère subjectif du jugement en dogme. Ces définitions de l'art suppriment la référence à l'œuvre.
Comment définir l'art à partir de l'œuvre ?
Les liens entre œuvre et art sont problématiques : l'activité de production est une activité SERVILE selon ARISTOTE, puisqu'elle fait du producteur un instrument au service de l'œuvre : "il faut participer à celles des [tâches] utiles qui ne transforment pas celui qui s'y livre en sordide ARTISAN" et "les arts de ce genre qui affligent le corps d'une disposition plus mauvaise nous les disons dignes des artisans et nous le disons de même des activités salariées. Car ils rendent la pensée besogneuse et abjecte" ("Les Politiques", VIII, 2, 1337-b4, GF-Flammarion, 1990, p.519-520). Ces considérations traitent de l'ÉDUCATION à donner aux futurs citoyens laquelle doit faire d'eux des hommes libres, capables de délibérer sur le bien commun et de le réaliser par leur action. Hannah ARENDT souligne qu'il est surprenant de MÉPRISER une ACTIVITÉ dont on admire le produit. Comment peut-on dire à la fois que la sculpture est une activité dégradante et que ceux qui ont vu le Zeus d'Olympie sculpté par PHIDIAS n'ont pas vécu en vain ? "L'homme, en tant qu'homo faber, instrumentalise, et son instrumentalisation signifie que tout se dégrade en moyen, tout perd sa valeur intrinsèque et indépendante [...]. C'est précisément en raison de cette attitude de l'homo faber à l'égard du monde que les Grecs de l'époque classique traitaient le domaine des arts et métiers, celui où l'on se sert d'instruments, où l'on ne fait rien pour le PLAISIR et tout pour produire autre chose, de banausique, (...), pour signifier la pensée vulgaire et l'action fondée sur les expédients. La violence de ce mépris ne cessera pas de nous surprendre si l'on songe que les grands maîtres de la sculpture et de l'architecture grecque n'y échappaient en aucune façon" ("L'œuvre", in "Condition de l'homme moderne", Agora, Pocket, 1983, p.212).
Cette attitude vient du fait que, si la production n'est pas LIBRE, en raison de l'extériorité de sa fin, il n'en est pas de même pour la CONTEMPLATION. La contemplation n'a pas d'autre fin qu'elle-même : c'est en ce sens un modèle d'activité libre. A l'intérieur des arts eux-mêmes, cette distinction conduit à séparer les arts mécaniques, qui exigent le travail du CORPS, des arts libéraux, dont le produit se confond avec l'activité INTELLECTUELLE. Pour s'affranchir du mépris dans lequel on les tient, peintres, puis sculpteurs et architectes vont ainsi affirmer le caractère intellectuel de leur art. C'est ce que fait Léonard DE VINCI, qui pratique la peinture et la sculpture, et les oppose : "je ne trouve entre la peinture et la sculpture d'autre différence que celle-ci : le sculpteur fait ses œuvres avec plus d'effort physique que le peintre ; et le peintre les siennes avec plus d'effort intellectuel" ("Traité de la peinture", Berger-Levrault, 1987, p.98). La conception de l'art comme création, élaborée à partir de la Renaissance, confère au moment de la réalisation une valeur essentielle. L'artiste n'est plus l'exécutant mais le créateur souverain. Mais le rapport entre art et œuvre reste problématique. L'œuvre ÉCHAPPE à son créateur. Merveilleuse, don du ciel ou muette, écrasante. BAUDELAIRE évoque cette rupture : "Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle [Aloysius Bertrand, auteur de Gaspard de la nuit], mais encore que je faisais quelque chose(...) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire" ("Le Spleen de Paris", introduction, GF-Flammarion, 1987, p.74). Le poète peut aussi ressentir le DÉSESPOIR : l'EXALTATION accompagne les affres de la création, comme on le constate dans la correspondance de FLAUBERT. Comment l'artiste peut-il encore se dire l'auteur de l'œuvre ? Ne faudrait-il pas que rien de l'œuvre ne lui échappe ? C'est ce que souhaite Paul VALÉRY : "Si je devais écrire, j'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une TRANSE et hors de moi-même un chef d'œuvre d'entre les plus beaux" ("Variété II, "Lettre sur Mallarmé", Idées-Gallimard, p.286). Ici l'œuvre n'est plus conçue comme la fin, mais comme le résultat d'une activité de production dont la véritable fin est l'accomplissement de l'artiste. Il semblerait que la conscience de l' œuvre implique que l'activité qui l'a produite soit oubliée, comme dit SARTRE "même s'il apparaît aux autres comme définitif, l'objet créé nous semble toujours en sursis : nous pouvons toujours changer cette ligne, cette teinte, ce mot"( "Qu'est-ce que la littérature?" Folio-Gallimard, 1948, p.46-47). On ne peut regarder son œuvre avec les yeux d'un autre. Nous avons d'autant moins conscience de la chose produite que nous avons davantage celle de notre activité productrice. Pourtant le fait que l'œuvre soit le produit d'un être humain est aussi ce qui nous touche en elle. L'œuvre ne peut être expliquée par les PROCÉDÉS qui ont mené à son achèvement : une des causes de notre admiration est que l'on ne sait pas comment elle a été produite comme l'écrit NIETZSCHE : "Tout ce qui est FINI, parfait, excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l'œuvre de l'artiste comment elle s'est faite ; c'est son avantage, car partout où l'on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir ; il s'impose tyranniquement comme une PERFECTION actuelle" ("Humain, trop humain", I, chap. 162, Robert Laffont, 1993, p.534). On produit grâce au métier, on ne crée pas. L'imitation des tableaux de maître ou les exercices de styles littéraires développent l'habileté ; mais seul le GÉNIE invente la fin qu'il doit atteindre ; lui seul affronte l'INCONNU, lui donne forme dans son œuvre, et aucun savoir-faire n'est à la mesure de cette aventure.
L'artiste possède un métier défini comme MAÎTRISE technique, CONSCIENCE et HABILETÉ, le génie arrive, au-delà du métier, à l'absence de savoir, à l'INCONSCIENCE, à la SPONTANÉITÉ. Une partie de la production géniale échappe donc à son auteur et peut se manifester par un état étrange, que l'on nomme POSSESSION, INSPIRATION ou encore ENTHOUSIASME, où l'artiste, dépossédé de lui-même, semble être l'instrument d'une puissance supérieure. Selon DIDEROT : "Sans l'enthousiasme ou l'idée véritable ne se présente point, ou, si, par hasard, on la rencontre, on ne peut la poursuivre... Le poète sent le moment de l'enthousiasme ; c'est après qu'il a médité. Il s'annonce en lui par un frémissement qui part de sa poitrine, et qui passe, d'une manière délicieuse et rapide, jusqu'aux extrémités de son corps. Bientôt ce n'est plus un frémissement ; c'est une chaleur forte et permanente qui l'embrase, qui le fait haleter, qui le consume, qui le TUE ; mais donne l'ÂME, la VIE à tout ce qu'il touche. Si cette chaleur s'accroissait encore, les spectres se multiplieraient devant lui. Sa passion s'élèverait presque jusqu'au degré de la FUREUR. Il ne connaîtrait de soulagement qu'à verser au-dehors un torrent d'idées qui se pressent, se heurtent et se chassent. Dorval éprouvait à l'instant l'état qu'il peignait. Je ne lui répondis point. Il se fit entre nous un silence pendant lequel je vis qu'il se tranquillisait. Bientôt il me demanda, comme un homme qui sortirait d'un sommeil profond : "Qu'ai-je dit ? Qu'avais-je à vous dire ? Je ne m'en souviens plus" ("Entretiens sur le fils naturel", GF-Flammarion, 1981, p.46). Après la méditation vient l'enthousiasme qui ne laisse aucune trace dans la conscience. Le concept de GÉNIE permet de rendre compte du double aspect de l'art, maîtrise et dépossession, MÉTIER et DON naturel. Ce don naturel est ce que SCHELLING appelle la POÉSIE dans l'art : "Si l'art se trouve donc achevé par deux activités totalement distinctes, (...) il faudra chercher dans l'activité inconsciente de l'art (...) la part en lui non apprise, celle qui ne peut être obtenue ni par l'exercice ni d'aucune autre manière, mais qui ne peut être qu'un DON NATUREL et INNÉ : c'est, en un mot, ce que nous pouvons nommer la poésie dans l'art" ("Le génie et ses œuvres", in "Textes esthétiques", Klincksieck, 1978). Aux génies sont fréquemment associés l'INTUITION, la RÉVÉLATION, la VISION ; on les décrit comme des hommes doués d'une appréhension DIRECTE du monde, là où les autres doivent passer par la médiation des concepts. Selon NIETZSCHE, on leur attribue volontiers une vue IMMÉDIATE de l'ESSENCE du monde, comme par un trou dans le manteau de l'APPARENCE, et l'on croit que, sans la peine et les efforts de la science, grâce à leur MERVEILLEUX regard DIVINATOIRE, ils pourraient communiquer quelque chose, de définitif et de décisif sur l'homme et le monde" ("Humain, trop humain", I, chap. 164, op. cit., p.535).
Œuvre d'art et connaissance
L'œuvre d'art est à la frontière entre le SENSIBLE et l'INTELLIGIBLE (elle a une SIGNIFICATION à appréhender). La sensibilité est-elle subordonnée à l'intellect ou est-elle autonome ? Atteignent-ils les mêmes choses au même degré, ou certains domaines réservés soit à la sensibilité soit à l'intelligible ? La sensibilité est-ce la sensation ou le sentiment ? Ou les deux ? La CONNAISSANCE est-elle indépendante de la PRODUCTION, et l'œuvre n'est-elle que l'expression d'une connaissance qui préexiste, ou la réalisation apporte-t-elle au contraire une connaissance supplémentaire ? Faut-il reconnaître que l'œuvre d'art joue un rôle spécifique et nécessaire dans le développement de la connaissance ?
PLOTIN considère la connaissance sensible comme inférieure à la connaissance intelligible.Elle offre une image de l'intelligible à tous ceux qui ne sont pas aptes à la contemplation intellectuelle mais son image est une approximation, donc une dégradation de l'ESSENCE. C'est une connaissance confus et obscure qu'offre l'œuvre d'art. L'œuvre d'art permet cependant de découvrir ce à quoi l'on n'aurait pas pensé sans elle. Il existe quand même une continuité entre le degré le plus bas de la connaissance (la sensation) et son degré le plus élevé (l'intellection).
Au XVII°s., on identifie ces deux types de plaisir.Avec BOILEAU, l'art est mis au service de la RAISON : "Aimez-donc la raison : que toujours vos écrits/ Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix / [...] Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir / Le chemin est glissant et pénible à tenir ; / Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt l'on se noie./ La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie" ("Art poétique", chant I, vers 37-38, 45-48, GF-Flammarion, 1969, p.88). La RAISON et la satisfaction sensible marchent sur la même voie : "Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée / ne peut plaire à l'esprit quand l'oreille est blessée" (ibid., vers 111-112, p.90). Le PLAISIR de la SENSIBILITÉ est donné comme une condition nécessaire à l'exercice de la raison.
A l'opposé, PLATON affirme la nécessité de distinguer la satisfaction de la raison (connaître la VÉRITÉ) de celle de la sensibilité. Dans certains cas, ces deux termes coïncident : certains musiciens et poètes suscitent des désirs propres à la réalisation du BIEN ("La République", III). Mais la plupart du temps, PLAIRE à la sensibilité devient le but principal de la représentation, et la raison est souvent soumise à cette fin.
L'analyse empiriste physiologiste étudie les sensations et les sentiments que les sensations suscitent, au lieu de chercher à voir dans l'œuvre la représentation d'idées ou de concepts. Selon Edmund BURKE, philosophe anglais du XVIII°s, dans son "Enquête sur l'origine de nos idées du sublime et du beau", toutes les idées éveillées par les œuvres d'art ou par la nature proviennent de l'action de qualités de corps sur le corps humain (petitesse, douceur). Dans ces actions il faut chercher l'origine de l'idée de beauté (3° partie, section XII, "La cause réelle de la beauté"). Selon le compositeur RAMEAU, l'effet que produit la MUSIQUE doit être compris de façon strictement physique. ROUSSEAU le critique avec virulence, pour lui il est impossible de comprendre l'effet que produit une œuvre à partir d'impressions strictement physiques : "Tous les hommes de l'univers prendront plaisir à écouter des beaux sons ; mais si ce plaisir n'est pas animé par des inflexions mélodieuses qui leur soient FAMILIÈRES, il ne sera point délicieux, il ne se changera point en volupté. Les plus beaux chants, à notre gré, toucheront toujours médiocrement une oreille qui n'y sera point accoutumée ; c'est une langue dont il faut avoir le dictionnaire.[...] Tant qu'on ne voudra considérer les sons que par l'ébranlement qu'ils excitent dans nos nerfs, on n'aura point les vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les son dans la mélodie n'agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments [...]" ("Essai sur l'origine des langues, chap. XIV "De l'harmonie", et chap. XV "Que nos plus vives sensations agissent souvent par des impressions morales", GF-Flammarion, 1993, p.108 et p.111). ROUSSEAU appréhende l'œuvre dans des termes psychologiques.
Cette indivision entre les SENSATIONS, les SENTIMENTS et les IDÉES caractérise notre relation aux œuvres d'art. C'est ce qu'affirme BAUMGARTEN, en définissant le premier la discipline qu'il nomme ESTHÉTIQUE, l'étude de la CONNAISSANCE SENSIBLE. Elle est selon lui une connaissance autonome, qui s'oppose à la connaissance par concepts. Alors que la raison, par l'analyse, DÉCOMPOSE son objet, la sensibilité en préserve l'UNITÉ et la singularité. Le domaine de la sensibilité a peut-être plus d'importance pour nous que ce qui est découvert par l'analyse. C'est le motif récurrent des conceptions romantiques, qui voient dans la vie ou la beauté sensible une révélation de la VÉRITÉ ; cette RÉVÉLATION, IMMÉDIATE et FÉCONDE, est opposée à la stérilité des constructions logiques. La réflexion conceptuelle est accusée de couper le sujet du monde, d'uniformiser ce qui devrait être appréhendé dans sa singularité réelle, d'abstraire ce qui devrait rester concret. Cela n'implique pas de renoncer à ses facultés intellectuelles ; bien au contraire, il faut, dans cette perspective, augmenter leur vigueur, en les unissant aux autres facultés, au lieu de chercher sans cesse à les en séparer. Le monde ne peut être découvert que dans une appréhension globale, où toutes les facultés rentrent en jeu, sans qu'aucune hiérarchie soit instaurée entre elles. Il s'agirait d'une expérience SPIRITUELLE privilégiée, vision de l'UNITÉ des phénomènes ou COMMUNION avec l'ordre du monde. L'œuvre est la traduction de cette expérience de découverte d'une RÉALITÉ CACHÉE, une façon de la faire partager aux autres hommes. BERGSON décrit la différence entre les artistes et le commun des hommes en attribuant aux artistes une sensibilité DÉTACHÉE de l'action : Les artistes perçoivent la singularité des êtres et des choses, et l'œuvre, conçue comme la version ÉPURÉE d'une expérience effective de la réalité, est ainsi une façon de faire partager cette appréhension atypique : "Pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s'ingénieront à nous faire voir quelque chose qu'ils auront vu" (BERGSON, "Le Rire", Quadrige, PUF, 1940, p.116-118). L'œuvre fait partager une expérience particulière de la réalité : la RÉVÉLATION intérieure, qui correspond au culte romantique de l'INTÉRIORITÉ ou de la SUBJECTIVITÉ.
Du côté de la conscience, HEGEL reconnaît dans l'art le premier moment de l'ESPRIT ABSOLU, le premier mode de connaissance à n'avoir pas pour objet des aspects partiels de la réalité mais la VÉRITÉ même.
Selon lui, la vérité est l'accord de la chose et de son concept. La belle œuvre d'art est la première forme de la vérité : "A ses débuts, l'art laisse encore persister quelque chose de mystérieux, un pressentiment occulte et un désir inassouvi, parce que les formes qu'il élabore n'ont pas encore produit au jour avec tout l'achèvement possible leur plein contenu pour la contemplation plastique. Mais, une fois le contenu complet complètement extériorisé en des figures artistiques, l'esprit, dont le regard va plus loin, se détourne de cette objectivité pour revenir en son intérieur"[...] "on peut bien espérer que l'art poursuivra toujours son ascension (...) mais sa forme a cessé d'être le besoin suprême de l'esprit" ("Cour d'esthétique", tome I, Aubier, 1995, p. 143). C'est seulement en représentant dans des œuvres la plus haute compréhension qu'ils ont à ce moment du monde que les hommes peuvent se reconnaître en elle, puis en déceler l'insuffisance et la dépasser.
Le philosophe analytique Nelson GOODMAN propose d'inverser la question : qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? en se posant plutôt cette question : quand un objet FONCTIONNE-t-il comme œuvre d'art ? L'attitude esthétique serait la position du sujet, avec une certaine attention sur l'œuvre. Cette attention confère à l'objet une FONCTION SYMBOLIQUE : "un objet peut être une œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. A vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d'art parce que et pendant qu'il FONCTIONNE comme symbole. Tant qu'elle est sur une route, la pierre n'est d'habitude pas une œuvre d'art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d'art. Sur la route, elle n'accomplit en général aucune FONCTION symbolique. Au musée, elle exemplifie certaines de ses propriétés - par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. (...) D'un autre côté, un tableau de REMBRANDT cesserait de FONCTIONNER comme une œuvre d'art si l'on s'en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s'abriter" ("Manières de faire des mondes", Éd. Jacqueline Chambon, 1992, p.90). Cette approche laisse de côté les distinctions traditionnelles entre artefact et objet naturel, entre production et action.
Pour KANT, l'art ne consiste pas dans le regard porté sur les objets, mais dans la production d'un objet qui COMMUNIQUE à tous un certain type de regard porté sur le monde. C'est ce qui définit le GÉNIE, qui sait "exprimer et rendre universellement communicable ce qu'il y a d'INDICIBLE dans l'état d'esprit associé à une certaine représentation" ("Critique de la faculté de juger", chap. 49, Aubier, 1995, p.303). Le génie introduit, à l'intérieur du monde de la fabrication, des objets qui diffèrent radicalement des autres produits humains. La communicabilité de ce qui est indicible joue en effet un rôle essentiel dans la société : l'art représente l'un des lieux où celle-ci s'accomplit, dans la mesure où s'y réalise l'inclination naturelle de chacun à PARTAGER ce qui lui est d'abord particulier. C'est là l'une des implications de la NÉCESSITÉ et de l'UNIVERSALITÉ du jugement de goût, qui exige que tous partagent le même PLAISIR devant un objet BEAU.
La beauté naturelle ou artistique nous affranchit d'un certain mode de rapport au monde, dans lequel nous sommes limités à l'utilisation ou à la connaissance.
HEIDEGGER prolonge ce raisonnement dans "L'origine de l'œuvre d'art" mais insiste sur la spécificité de l'art par rapport à la nature, puisque celui-ci révèle non seulement ce que sont véritablement les objets, mais encore ACCOMPLIT le monde. HEIDEGGER propose de définir l'objet de façon générale, de s'attacher à l'analyse d'un objet d'usage (une paire de souliers), en le rapportant à l'œuvre qui le représente (un tableau de VAN GOGH). Ni une simple description, ni l'observation du processus de fabrication, ni l'étude de leur utilisation ne permettent d'appréhender ces souliers. ("Chemins qui ne mènent nulle part", Tel-Gallimard, 1962, p.36). Les choses appartiennent au stade pré-objectif, elles existent en rapport les unes avec les autres. C'est ce phénomène que manifeste l'œuvre d'art : "L'éclat et la lumière de la pierre [d'un temple grec] qu'apparemment elle ne tient que de la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l'immensité du ciel, les ténèbres de la nuit" (ibid., p.44). "Debout sur le roc, l'œuvre qu'est le temple ouvre un monde et, en retour, l'établit sur la terre". HEIDEGGER tire une conclusion : l'œuvre d'art n'est pas un objet, mais elle n'en montre pas non plus : la paire de souliers représentée par VAN GOGH n'est pas l'image d'un objet, ce que l'œuvre montre, c'est que l'objectivité ne fait pas partie de l'ESSENCE des choses.
L'appréhension de la totalité des objets est impossible, mais le sentiment de l'UNITÉ des phénomènes peut en tenir lieu. CÉZANNE évoque son travail inspiré de la montagne Sainte-Victoire : peindre c'est découvrir un monde, en délaissant les représentations habituelles, en se dépouillant progressivement des structures objectivantes pour en arriver enfin à une vision où l'unité originelle des phénomènes se trouve restituée. Si seule la réalisation permet de construire une expérience du monde, comment le spectateur placé devant une œuvre achevée peut-il voir sa propre expérience du monde se définir, puisqu'il ne réalise rien ? L'artiste n'a pas clos son œuvre, il provoque l'IMAGINATION du spectateur à la poursuivre et à l'achever. L'œuvre ne peut être FINIE au sens où tout serait clair, expliqué, délimité. L'œuvre OUVERTE, qui fait advenir un MONDE, ÉTONNE aussi bien l'artiste que le spectateur. L'œuvre d'art serait le désir de recréer un monde et son MYSTÈRE, ne répondre de façon définitive à aucune question, au contraire susciter de nouvelles QUESTIONS.
L'art est-il IMITATION ou création ?
PLATON : le MENSONGE de l'art
Dans "La République", PLATON cherche à définir ce qui est JUSTE. L'âme de l'individu serait composé de 3 parties : le nous, (esprit rationnel), le thumos, (le courage), et l'epithumia, (les appétits) et la justice serait la subordination des parties inférieures à la partie supérieure, le nous, dont la FONCTION est de chercher à connaître le VRAI. La justice est donc réalisée dans la Cité quand tous les individus concourent à la recherche de la VÉRITÉ. C'est ce que PLATON reproche aux arts imitatifs, qu'ils détournent de la vérité, ou jettent une confusion sur sa nature. Que ce soient le courage ou les appétits qui dominent la raison, la vérité est assimilée à ce qui les satisfait, et la raison ne s'emploie plus qu'à justifier cette thèse.
PLATON distingue deux sortes d'IMITATION : les artisans imitent les Idées, puisqu'ils sont contraints pour réaliser leur ouvrage de connaître leur objet alors que les imitateurs n'ont pas besoin de cette connaissance, car leur savoir-faire ne concerne que la production d'apparences. Au livre III, PLATON dit que l'art amollit et déchaîne les passions, au livre X, l'art détourne de la vérité.
PLATON, "La République", X, 595b-601c, GF-FLAMMARION, 1966, p.359-365 :
"- (Socrate) Il faut le dire, (...) quoiqu'une certaine tendresse et un certain respect que j'ai depuis l'enfance pour Homère me retiennent de parler ; car il semble bien avoir été le maître chef de tous ces beaux poètes tragiques. Mais il ne faut pas témoigner à un homme plus d'égards qu'à la vérité, et comme je viens de le dire, c'est un devoir de parler."
"- (Socrate) Mais sur les sujets les plus importants et les plus beaux qu'HOMÈRE entreprend de traiter, sur les guerres, le commandement des armées, l'administration des cités, l'éducation de l'homme, il est peut-être juste de l'interroger et de lui dire : "Cher Homère, s'il est vrai qu'en ce qui concerne la vertu tu ne sois pas éloigné au troisième degré de la vérité - ouvrier de l'image, comme nous avons défini l'imitateur - si tu te trouves au second degré, et si tu fus jamais capable de connaître quelles pratiques rendent les hommes meilleurs ou pires, dans la vie privée et dans la vie publique, dis-nous laquelle, parmi les cités, grâce à toi s'est mieux gouvernée" (...)
"- (Socrate) Mais quelle guerre mentionne-t-on, à l'époque d'Homère, qui ait été bien conduite par lui, ou par ses conseils ?
- (Glaucon) Aucune.
- Cite-t-on alors de lui, comme d'un homme habile dans la pratique, plusieurs inventions ingénieuses concernant les arts ou les autres formes de l'activité, ainsi qu'on le fait de Thalès de Milet et d'Anacharsis le Scythe ?
- Non, on ne cite rien de pareil.
- Mais si Homère n'a pas rendu de services publics dit-on au moins qu'il ait, de son vivant, présidé à l'éducation de quelques particuliers, qui l'aient aimé au point de s'attacher à sa personne (...) ?
- Non, là encore, on ne rapporte rien de pareil.
(...)
-(...) -et les contemporains d'Homère, si ce poète avait été capable d'aider les hommes à être vertueux, l'auraient laissé, lui ou Hésiode, errer de ville en ville en récitant ses vers ! ils ne se seraient pas attachés à eux plus qu'à tout l'or du monde ! Ils ne les auraient pas forcés de rester auprès d'eux, dans leur pays, ou s'ils n'avaient pu les persuader, ils ne les auraient pas suivis partout où ils allaient jusqu'à ce qu'ils en eussent reçu une éducation suffisante ?
- Ce que tu dis là, SOCRATE, me paraît tout à fait vrai.
(...)
- (...) le poète applique à chaque art des couleurs convenables, avec ses mots et ses phrases, de telle sorte que, sans s'entendre lui-même à rien d'autre qu'à imiter, (...), il passe - quand il parle, en observant la mesure, le rythme et l'harmonie, soit de cordonnerie, soit d'art militaire, soit de tout autre objet - il passe, dis-je, pour parler fort bien, tant naturellement et par eux-mêmes ces ornements ont de charme ! Car, dépouillés de leur coloris artistique, et citées pour le sens qu'elles enferment, tu sais, je pense, quelle figure font les œuvres des poètes, puisque aussi bien tu en as eu le spectacle.
- Oui, dit-il.
- Ne ressemblent-elles pas aux visages de ces gens qui n'ont d'autre beauté que la fleur de la jeunesse, lorsque cette fleur est passée ?
- C'est tout à fait exact."
ARISTOTE
Le PLAISIR de l'IMITATION
L'IMITATION n'est pas pour ARISTOTE une représentation scrupuleuse de ce que l'artiste a sous les yeux, et le plaisir pris à l'image n'est pas celui, purement passif, d'être éloigné de la vérité et plongé dans un monde imaginaire. L'imitation, au contraire, retient l'ESSENCE du modèle : c'est un acte de CONNAISSANCE.
Le plaisir du spectateur est à son tour le plaisir de connaître : l'art permet de mieux appréhender la RÉALITÉ, pas de s'en échapper. Le terme de mimesis ne veut pas dire imitation mais REPRÉSENTATION, qui dénote DISTANCE et ABSTRACTION. La MIMESIS fait apparaître au grand jour le GÉNÉRAL et le NÉCESSAIRE, voilés dans l'expérience par le particulier et le contingent.
"La Poétique", chap. IV, 48b4-19, Seuil, 1980, p.43 : "L'art POÉTIQUE dans son ensemble paraît devoir sa naissance à deux causes, toutes deux NATURELLES.
Dès l'enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter (...) et une tendance à trouver plaisir au représentations.
"(...) nous avons plaisir à regarder les images les plus SOIGNÉES des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d'animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu'apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes"
(...) "si l'on aime à voir des images, c'est qu'en regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu'est chaque chose (...)"
PLOTIN
L'œuvre d'art est une IMAGE de l'INTELLIGIBLE
Selon PLOTIN, il n'existe aucune rupture entre SENSIBLE et intelligible, le premier n'est qu'une dégradation du second. L'œuvre est le produit et la manifestation de l'intelligible. Contre la réduction platonicienne des arts à l'imitation des apparences sensibles, et de leur beauté à un leurre, PLOTIN voit dans la beauté des œuvres d'art la manifestation du beau intelligible. Ce BEAU est un principe ontologique : "Même le plus chimérique des êtres doit être rapporté à un semblant de beauté, non tant pour paraître beau, que tout simplement pour être." L'art n'imite pas les productions naturelles, mais les PRINCIPES auxquels la nature obéit. L'art est défini comme "possession du beau". Léonard de Vinci reprendra cette pensée. Le Tout qui a produit le monde se retrouve intégralement dans son œuvre, mais il en va autrement des hommes, qui sont séparés d'eux-mêmes, et leurs productions manifestent leur IMPERFECTION.
GOETHE
"Essai sur la peinture de Diderot", 1799, in "Ecrits sur l'art", GF-Flammarion, 1996, p 192-200.
La nature et l'art se font face sans relation particulière. (Goethe commente Diderot).
"Pensées bizarres sur le dessin", Diderot : l'idée qu'il faut imiter la nature et ne pas s'en émanciper est en effet donnée comme remède à une maladie de l'art, que Diderot n'est ni le premier ni le dernier à reconnaître, à savoir la tendance des écoles et des ateliers à s'imiter eux-mêmes, à produire sans examen les procédés trouvés par les maîtres, à réduire l'art à un ensemble de dogmes et de recettes. Goethe réfute la subordination de l'art à la nature en distinguant radicalement vie et beauté. Parce que l'art produit des œuvres parfaites en leur genre, Goethe conclut à l'autonomie de l'art.
"La nature ne fait rien d'incorrect. [comprendre d'inconséquent] Toute forme, belle ou laide, a sa cause ; et de tous les êtres qui existent, il n'y en a pas un qui ne soit comme il doit être. La correction suppose des règles (...) que l'homme lui-même fixe d'après son sentiment, son expérience, ses convictions, son plaisir, et d'après lesquelles il porte un jugement plus sur les apparences extérieures que sur l'existence intérieure d'une créature . En revanche, les lois d'après lesquelles la nature agit exigent la cohérence organique interne la plus rigoureuse. (...) La nature travaille en vue de la vie et de l'existence, de la conservation et de la reproduction de sa créature, sans se soucier du fait qu'elle paraisse belle ou laide. La nature forme des êtres vivants mais quelconques, l'artiste forme des êtres morts mais dotés de signification, la nature crée des êtres véritables, l'artiste des êtres d'apparence. L'extérieur, la totalité vivante qui parle à toutes nos forces spirituelles et sensibles, qui suscite notre désir, qui élève notre esprit et dont la possession nous rend heureux, qui est pleine de vie, vigoureuse, parfaitement formée et belle - c'est vers tout cela que l'artiste doit tendre. L'observateur de la nature doit suivre une tout autre voie. Il doit diviser la totalité, pénétrer dans l'intérieur, détruire la beauté, découvrir ce qui relève de lois nécessaires et, s'il en est capable, fixer dans son esprit les circonvolutions de la construction organique. Quand à l'amateur qui jouit, le naturaliste va jusqu'à le considérer comme un enfant qui mange avec délice la chair savoureuse de la pêche, mais qui néglige et jette le trésor du fruit, le noyau fertile qui constitue la finalité de la nature. La nature et l'art, la connaissance et la jouissance se font face, sans s'annuler réciproquement, mais aussi sans relation particulière. Que nous connaissions ou non les lois de la nature organisatrice, que nous les connaissions mieux qu'il y a 30 ans, de tout cela l'artiste créatif n'a guère à se soucier. Sa force réside dans l'intuition et la saisie d'une totalité signifiante et dans la perception des parties ; elle consiste dans le sentiment qu'un savoir acquis par l'étude est nécessaire, (...) ils finissent par créer eux-mêmes les règles, suivant en cela les lois artistiques que recèle la nature du génie créateur, de la même manière que la grande nature universelle contient, dans son activité éternelle, les lois organiques. (...) L'art ne se propose pas de rivaliser avec la nature dans son ampleur et dans sa profondeur, il se maintient à la surface des phénomènes naturels. Mais il possède sa propre profondeur, sa propre force. (...) La nature semble agir pour elle-même, l'artiste agit en tant qu'homme, pour le bien des hommes. Parmi tout ce que la nature nous offre au cours de notre vie, nous ne choisissons qu'avec parcimonie ce qui est désirable et agréable. (...) il faut que le génie, l'artiste qui a la vocation, agisse selon des lois et des règles que la nature elle-même lui a prescrites et qui ne la contredisent pas ; et ces lois sont la plus grande richesse de l'artiste, parce qu'elles lui permettent d'apprendre à maîtriser et à utiliser aussi bien l'opulence de la nature que la richesse de son âme."
V SCHOPENHAUER
L'art exprime ce que la nature ne fait que balbutier
"Le Monde comme volonté et comme représentation", PUF, 1966, p284-286
Schopenhauer a placé le désintéressement au cœur de sa philosophie de l'art. La vie est souffrance, l'art est délivrance, car il rompt le lien d'utilité, pratique ou scientifique, qui attache l'individu au monde, en élevant de la connaissance commune à celle de Idées (au sens platonicien). Il change le rapport à l'objet : dans la contemplation, "on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l'à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature" p231.
Seul le génie a cette aptitude ; c'est la capacité d'abandonner la quête de l'utilité qui définit le génie. Le génie doit rompre avec tout, afin que le retour vers les Idées puisse s'opérer. Comment peut-il transmettre ce qu'il a vu ? Les Idées ne sont pas directement communicables ; il lui faut passer par la représentation. L'œuvre d'art peut être assimilée à une reproduction de ce qui a été découvert par la contemplation : elle n'est qu'un moyen destiné à faciliter la connaissance de l'idée, connaissances qui constitue le plaisir esthétique" p251. L'œuvre d'art n'est pas l'illustration de n'importe quelle notion. Schopenhauer critique notamment les allégories en peinture. Comment réaliser la manifestation des Idées ? La nature produit de belles œuvres, qui expriment l'Idée qui est à leur principe : mais il est hors de question de l'imiter. La production naturelle est tout autre que celle de l'art. Elle met en jeu différentes forces. La beauté naturelle est le fruit d'un accord fortuit et exceptionnel.
"Comment l'artiste reconnaîtra-t-il dans la nature le chef d'œuvre, le modèle à imiter. Comment le distinguera-t-il dans la foule des êtres manqués s'il n'a une conception de la nature antérieure à l'expérience ? D'ailleurs, la nature a-t-elle jamais produit un homme parfaitement beau en toutes ses parties ? Nous ne pouvons acquérir a postériori, par la connaissance, aucune connaissance de la beauté ; cette connaissance nous vient toujours a priori. [Elle rend possible la réalisation du beau]. Cette connaissance concerne le contenu des phénomènes ; non le comment, mais la nature même de la représentation (...). Nous savons tous reconnaître la beauté humaine, lorsque nous la voyons, mais le véritable artiste la sait reconnaître avec une telle clarté, qu'il la montre telle qu'il ne l'a jamais vue ; sa création dépasse la nature ; pareille chose n'est possible que parce que nous sommes nous'mêmes cette volonté dont il s'agit ici d'analyser et de créer l'objectivation adéquate, dans ses degrés supérieurs. Cela suffit pour nous donner un réel pressentiment de ce que la nature, identique avec la volonté constitutive de notre propre essence, s'efforce de réaliser : à ce pressentiment, le génie, digne de ce nom, joint une incomparable profondeur de réflexion ; à peine a-t-il entrevu l'Idée dans les choses particulières, aussitôt il comprend la nature comme à demi-mot; il exprime sur-le-champ d'une manière définitive ce qu'elle n'avait fait que balbutier ; cette beauté de la forme qu'après mille tentatives la nature ne pouvait atteindre, il la fixe dans les grains du marbre ; il la place en face de la nature, à laquelle il semble dire : "Tiens, voilà ce que tu voulais exprimer." "Oui, c'est cela", répond une voix qui retentit dans la conscience du spectateur. -C'est ainsi seulement que le génie grec a pu trouver l'archétype de la forme humaine et l'imposer comme canon à son école de sculpture ; ce n'est que grâce à un tel pressentiment que chacun de nous est capable de reconnaître le beau, là où la naturel'a effectivement, quoique incomplètement, réalisé (...) c'est l'Idée qui, pour une moitié du moins, se dégage a priori et qui, en cette qualité, rejoint et complète les données a posteriori de la nature ; c'est à cette condition qu'elle passe dans le domaine de l'art. Si l'artiste et l'observateur sont capables a priori, l'un de pressentir et l'autre de reconnaître le beau, cela tient à ce que l'un et l'autre sont identiques à la substance de la nature, à la volonté qui s'objective. En effet, comme le disait Empédocle, l'identique ne peut être compris que par l'identique ; la nature ne peut être comprise que par la nature ; la nature seule peut sonder la profondeur de la nature mais seul aussi l'esprit est capable de sentir l'esprit."
VI HEGEL
L'art est une production de l'esprit
"Cours d'esthétique", t. I, "L'Idée du beau artistique ou l'idéal", Bibliothèque philosophique, Aubier, 1995, p218-222.
Le sujet principal de ses cours est la conception de la belle œuvre d'art comme manifestation sensible de l'Idée". Le développement de l'art s'opère à travers la succession de l'art symbolique, l'art classique et l'art romantique. La production artistique est analysée comme l'expression de la conscience que l'esprit prend de lui-même. Les œuvres d'art d'une époque donnée manifestent ainsi la conception qui leur est contemporaine des rapports entre la nature et l'ordre humain. La civilisation perse et égyptienne ont une dépendance envers la nature. Or l'esprit absolu sait qu'il n'existe rien en dehors de lui. L'art classique manque la sérénité et l'équilibre auquel est parvenu l'esprit. L'art romantique révèle la domination de l'esprit sur le donné. Ce n'est plus le contenu de la représentation qui importe, mais la manière dont elle est produite et la perfection qu'elle atteint. L'art est ainsi doté d'une complète autonomie vis à vis de la nature qui n'est pour lui qu'une réserve de matériaux, et non un maître à imiter.
Étienne SOURIAU, "Vocabulaire d'esthétique", PUF , 1990, 1408 p.
Le mot œuvre vient du latin "opus" et "opera", signifiant à la fois travail, production et soin. En esthétique, une œuvre est le résultat d’un TRAVAIL artistique ou intellectuel qui donne naissance à un OBJET ou une ACTION ayant une SIGNIFICATION.
1. Une œuvre a une MATÉRIALITÉ sensible mais elle est le résultat d'une activité créatrice et d'une INTENTION.
Une œuvre est d’abord perçue par les SENS : vue, entendue, ressentie. Cela lui donne une certaine OBJECTIVITÉ, car elle est accessible à tous à travers une expérience SENSIBLE. L'INTENTION transforme une chose en œuvre. Même une lettre peut devenir une œuvre si l’auteur porte attention à sa FORME (PANOFSKY).
2. L’œuvre est un RÉSULTAT, mais aussi un PROCESSUS.
Dans certains arts, l’artiste est aussi l’exécutant (ex. peinture, sculpture). Dans d’autres (comme la musique), il y a plusieurs niveaux : en musique, la partition est une première œuvre, l’exécution (concert) est une seconde œuvre, une « œuvre à la seconde puissance » (SOURIAU). SOURIAU parle de « corps de rechange » pour désigner ces différentes formes d’existence de l’œuvre.
3. Une INDIVIDUALITÉ propre : l’ipséité mais l’œuvre existe aussi par le SPECTATEUR.
Une œuvre n’est pas un simple assemblage. Elle a une COHÉRENCE interne :Un principe d’organisation, comme un être VIVANT, des exigences internes entre ses parties, des exigences vis-à-vis de l’artiste, qu’elle pousse à créer. SOURIAU parle du « monstre à nourrir » que l’artiste porte en lui pour décrire cette sensation d'URGENCE. Une œuvre peut être vue comme une personne morale :« Je suis chez un ami… il joue la Pathétique. À ce moment-là, nous sommes trois : lui, moi et la Pathétique. » (SOURIAU)
Mikel DUFRENNE écrit : « Ce que l’œuvre attend du spectateur, c’est sa consécration et son ACHÈVEMENT. » Le public INTERPRÈTE l’œuvre, en tire du SENS. L’œuvre devient VIVANTE dans ce regard. Mais elle garde une part d’inépuisabilité : chacun peut y trouver des interprétations différentes. Pour Marcel MAUSS, « une œuvre est ce qu’un groupe social RECONNAÎT comme tel ».Un même objet peut être ou ne pas être considéré comme une œuvre selon les lieux, les époques, les contextes. Le fait de voir un objet comme une œuvre lui donne une VALEUR.
Étienne SOURIAU, "Vocabulaire d'esthétique", PUF , 1990, 1408 p.
Voir APPARENCE
Voir ESTHÉTIQUE
Voir RÉEL/RÉALITÉ
Voir THÉORIEt